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Harcèlement au travail : des approches juridiques différentes en France et au Québec

Juridique. Les récents événements en France qui font état de gestes dolosifs de harcèlement scolaire, potentiellement létaux, soulèvent la question de la lutte contre la violence et justifient un durcissement des sanctions à l’encontre des élèves tels que souhaité par le ministère de l’Éducation nationale.

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Harcèlement au travail
(Crédit : Freepik)

Au Québec, un geste suffit

En entreprise, ce phénomène de harcèlement existe aussi. On se souvient des révélations sur les nombreux cas de suicides chez Renault dans les années 2010, attribués aux conditions de travail et à des burn-out, des dépressions et des hauts niveaux de stress, qui sont autant de symptômes que le harcèlement engendre. Mais comment définir précisément une situation de harcèlement au travail ?

Sur ce point, les approches divergent, à l’image de ce que l’on peut observer en parallèle en matière juridique en France et au Québec, qui disposent pourtant du même Code Napoléon. Le Québec définit le harcèlement selon deux angles. Le harcèlement consiste en une série d’actes continus, non désirés, vexatoires, portant atteinte à l’intégrité (psychologique, physique, morale, sociale) de la personne.

Cependant, il suffit d’un seul geste grave pour conclure à du harcèlement, de sorte que le sens de « série » est relatif. Cette règle est relativement statique : on n’y sent pas une intention préméditée menant à une fin potentiellement dramatique, comme le suicide de la personne harcelée.

Toujours au Québec, le harcèlement revêt un caractère criminel lorsque la victime a de bonnes raisons de croire que sa santé et sa sécurité sont en danger, suite, par exemple, à des appels téléphoniques menaçants.

Au Québec, dix décisions couvrant les années 2018-19 décrivent ainsi tour à tour des propos humiliants, agressifs, vulgaires, intimidants, dénigrants, blasphématoires, des menaces, de fausses accusations et un exercice abusif des droits de la direction qui ne s’inscrivent pas forcément dans un processus qui se déroule sur une période précise. Dans certains cas, on note en outre la présence de dépression nerveuse comme conséquence du harcèlement psychologique.

Une définition plus précise en France

En France, le gouvernement décrit au contraire le harcèlement dit « moral » comme se manifestant « par des agissements répétés pouvant entraîner, pour la personne qui les subit, une dégradation de ses conditions de travail pouvant aboutir à une atteinte à ses droits et à sa dignité, ou une altération de sa santé physique ou mentale, ou une menace pour son évolution professionnelle ».

En plus du cas Renault, d’autres entreprises françaises ont connu des démêlés avec la justice ; dans le cas du procès des dirigeants de France Télécom après une vague de suicides à la fin des années 2000, les juges de la Cour d’appel de Paris ont relevé, dans leur jugement rendu en septembre 2022 confirmant les condamnations prononcées en correctionnelle, un « effet cascade ».

On retrouve bien la notion de répétition trouvée dans la définition québécoise du harcèlement mais en y ajoutant un angle plus dynamique, lequel rejoint l’approche française. Notons que du fait des deux conséquences que sont les dépressions et les suicides, il est plus juste de parler de harcèlement psychologique que moral, terme qui réfère à la moralité et qui ne rend pas aussi bien les effets psychologiques des atteintes aux droits et à l’intégrité des personnes.

Cependant, les deux régions adoptent une approche différente. Or, comme je l’explique dans mes recherches, une définition statique comme celle du Québec ne permet pas de cerner un phénomène dans son intégrité ; il est pourtant nécessaire de le comprendre aussi dans sa fonctionnalité. L’inverse est également vrai. Ainsi, on décrit pleinement un vélo si l’on tient compte de ses composantes (par exemple, guidon, freins), certes, mais aussi de la façon dont il s’opère (il roule en utilisant la puissance des jambes).

Personne n’est à l’abri

Pour intégrer cette dimension, il faut impérativement à mon sens distinguer le harcèlement de l’acte de prédation, afin d’y répondre juridiquement de manière juste et efficace.

En effet, le harcèlement peut être un acte de prédation et la prédation peut parfois utiliser le harcèlement. La prédation, que j’ai étudiée sur plusieurs terrains de recherche, reste un phénomène complexe qui ne se réduit pas au prédateur sexuel ou au tueur en série.

J’ai développé le concept de la toile du 5-5 qui demande la présence de cinq éléments structurels (un prédateur, une proie, un outil/une arme, une blessure, et un effet surprise) et de cinq éléments fonctionnels (l’identification des vulnérabilités de la proie ; la mise en place d’un appât ; le piégeage ; l’exercice de moyens de pression et la soumission de la proie).

Le harcèlement peut donc être vu, sous certaines conditions, comme un acte de prédation, lequel, à cause de son intentionnalité sous-jacente, en augmente substantiellement le caractère nocif, voire criminel. Le harcèlement est ici l’outil et le moyen de pression dans la toile du 5-5 qu’utilisent les prédateurs pour s’en prendre à leurs victimes.

En conséquence, je suggère que les sanctions contre le harcèlement doivent préférablement être prononcées à deux niveaux : un qui examinerait l’ascendant des harceleurs sur leurs proies et un autre, ignoré en ce moment, évaluant le degré de l’activité prédatrice en jeu en tenant compte de ses aspects structurels (par exemple, la blessure) et fonctionnels (par exemple, les moyens de pression).

Cette approche plus détaillée pourrait aider à une meilleure compréhension et une meilleure réponse au phénomène, au Québec comme en France. Or, personne n’est à l’abri du harcèlement et certainement pas non plus d’actes de prédation. Publié le 16 octobre 2023 sur le site theconversation.com