Intelligence artificielle : quelles implications et opportunités pour les entreprises ?
Interview. À l’occasion de ses 50 ans, le réseau de cabinets indépendants d’audit, d’expertise comptable et de conseil Walter France a organisée une journée consacrée à l’IA. Invités de marque, le co-fondateur de Doctissimo Laurent Alexandre et l’ancien ministre de l’Éducation nationale Luc Ferry ont confronté leurs points de vue sur cette technologie disruptive au potentiel quasi illimité... et aussi inquiétante.

Laurent Alexandre, vous êtes, entre autres, neurobiologiste, auteur et conférencier, fondateur de doctissimo.fr. Où en est-on aujourd’hui des capacités de l’Intelligence Artificielle ?
Laurent Alexandre, haut fonctionnaire, chirurgien-urologue, entrepreneur : « Nous sommes tous entrés dans l’univers de la science-fiction. Les capacités de l’IA se décuplent de manière exponentielle. Il y a quelques années, les experts prédisaient qu’elle dépasserait l’humain en 2100, puis ils ont rapidement ramené cette échéance à 2050, puis à 2030. Aujourd’hui, OpenIA gagne deux points de QI par mois. Selon Elon Musk, dès cette année 2025, aucun humain ne sera plus intelligent que l’IA, lui y compris ! Sam Altman, fondateur d’OpenIA et Elon Musk, fondateur de SpaceX et Tesla, prédisent que dans 18 mois, l’IA sera totalement autonome sans être coachée par un humain et sera capable de gérer seule un hôpital, une PME, une organisation administrative, etc. »
Luc Ferry, vous êtes docteur en Sciences politiques, ancien ministre de l’Education nationale, professeur de philosophie, que vous inspirent ces performances de l’IA ?
Luc Ferry, ancien ministre de l’Education nationale et professeur de philosophie : « Elles sont époustouflantes. ChatGPT a passé les épreuves de physique de l’école Polytechnique en six secondes. Une thèse de doctorat de 500 pages, qui prenait huit ans à rédiger, peut être bouclée en deux à huit jours en “collaborant” avec l’IA. Qui aujourd’hui va rémunérer un traducteur alors que des logiciels gratuits ont parfaitement traduit cinquante pages d’un de mes ouvrages en allemand en quelques secondes ? J’ai voulu tester ses capacités sur des sujets non pas “concrets” mais philosophiques ou éthiques, en posant à l’IA des questions de bon sens en langage naturel. Les résultats sont étonnants. L’IA est devenue multimodale. Je lui ai demandé d’imaginer le prochain livre de Stephen King, et “ça” m’a sorti six pages géniales. On a là une bestiole fantastique et… effrayante ! »
Demain, des entreprises valorisées sans salariés ?
Pour nourrir l’IA, la course aux investissements est lancée ?
Laurent Alexandre : « Les investissements sont colossaux. Google, Facebook et les autres acteurs du numérique investissent des dizaines de milliards d’euros dans les recherches sur l’IA, pour gagner la course au leadership en ce domaine. Marc Zuckerberg, sur la seule année 2024, a dépensé plus d’argent pour se fournir en puces que le coût du programme Manhatttan de la bombe atomique américaine entre 1942 et 1946. Google envisage de construire plusieurs centrales nucléaires pour disposer de l’énergie suffisante. En 2025, il existe de fortes probabilités que l’on assiste à l’émergence d’entreprises qui seront valorisées 1 Md€ sans aucun salarié. »
Luc Ferry : « C’est une course aux investissements dans tous les domaines. Le général Burkhard, chef d’état-major de l’armée française, a donné l’alerte en prédisant que si l’Etat n’investissait pas 40 Mds€ dans l’IA, les Américains pourront clouer au sol l’armée française en dix minutes. Dans le même esprit de compétitivité mondiale, le rapport Draghi annonce que si l’Europe n’investit pas 1000 Mds€ dans les domaines de cette troisième révolution industrielle qu’est l’IA, c’est la civilisation européenne qui risque de disparaître, avec tout l’héritage des Lumières. Les enjeux sont colossaux. »
Comment intégrer cette nouvelle donne dans notre société ?
Laurent Alexandre : « Je pense que nous allons traverser une période, excusez-moi du terme, de “grand bordel”. En effet, nous ne disposons pas aujourd’hui de l’ingénierie politique et sociale pour gérer le choc de l’IA. La société civile, le monde des affaires, les institutions : personne n’est prêt. Sur un autre plan, l’IA revitalise les fantasmes transhumanistes. Des laboratoires expérimentent le séquençage des bébés en éprouvette et une récente enquête a démontré que certains Américains sont prêts à faire modifier l’ADN de leur bébé. Aujourd’hui, la société d’Elon Musk, Neuralink, développe des puces qui pourront être directement implantées dans le cerveau pour augmenter la mémoire ou l’interface avec l’IA. »
L’importance de la collaboration humain-machine
Quel impact sur les deep fakes ? Comment maîtriser l’IA ?
Luc Ferry : « Tout le monde aujourd’hui a subi au moins une cyberattaque. L’IA est devenue très dangereuse lorsqu’elle est entre les mains d’escrocs. En effet, les arnaques sont de plus en plus indétectables, l’IA étant désormais capable, par exemple, de modifier en direct le message dans une vidéo avec la voix de l’intervenant. Et si les robots prennent forme humaine, comment détecter, à terme, si l’on a en face de soi la vraie personne ou son jumeau numérique ? Cela risque d’arriver plus tôt que prévu… Mais plus graves encore sont les deep fakes. On peut nous faire croire tout et n’importe quoi. Pour cette raison, le développement de l’esprit critique est pour moi un enjeu sociétal, pour éviter que l’IA soit “une fabrique à crétins”. Si j’étais à nouveau ministre de l’Éducation nationale, j’accorderais la priorité à totalement repenser la conception des cours d’instruction civique. Il est vital d’apprendre aux jeunes générations le discernement, à vérifier les sources, à les croiser. C’est tout un état d’esprit, des compétences, des réflexes qu’il faut leur inculquer. Il faut inventer de nouvelles manières de leur faire pratiquer très jeunes l’IA pour qu’ils acquièrent le recul et la maîtrise nécessaires pour conserver leur indépendance d’esprit et, donc, leur liberté. »
Comment organiser la complémentarité entre l’Humain et l’IA ? Comment les entreprises peuvent-elles intégrer cette nouvelle donne ?
Laurent Alexandre : « Il est clair qu’il va falloir réformer notre manière de travailler. Prenons un exemple. Dans le domaine médical, une expérience a révélé que les médecins spécialistes seuls atteignaient 74 % de diagnostics corrects, les spécialistes aidés de l’IA atteignaient 76 %, mais l’IA seule atteignait… 90 % ! En clair, l’humain faisait perdre 15 % d’efficacité à l’IA. L’enjeu consiste donc, pour chaque entreprise, à réfléchir à la meilleure complémentarité afin que l’humain assisté de l’IA soit supérieur à l’IA seule. Certains métiers vont disparaître car, pour certains d’entre eux, le combat est perdu d’avance. Une machine à laver les carreaux sera plus performante qu’un humain. En revanche, d’autres métiers vont émerger, comme par exemple celui de chief cognitive officer, qui fusionnera les fonctions de directeur des ressources humaines et de directeur informatique.Les entreprises doivent intégrer cette réflexion stratégique dans leur business model.Un autre enjeu pour elles consiste à organiser la veille technologique. On assiste à une telle explosion des capacités de l’IA qu’il me paraît indispensable de mutualiser cette veille pour arriver à suivre. De même, les entreprises devront trancher sur leurs choix de formation : à quoi se former, à quelle cadence ? Pour tenir le cap, s’adapter, tout en conservant un rythme acceptable de changement pour les équipes. C’est un travail de réflexion stratégique que toutes les entreprises doivent mener sans tarder. »
Luc Ferry : « Un chef d’entreprise, s’il peut réduire la masse salariale en investissant dans l’IA, le fera. Mais il y aura création d’emplois selon une logique schumpétérienne : l’offre est à l’origine du progrès technique alors que le comportement routinier entraîne l’immobilisme. Si des métiers disparaissent, la question se pose du réemploi de certains salariés. Il a été prouvé, par des expériences sur des groupes pilote, que le revenu universel de base était une aberration. Les personnes qui en bénéficiaient, loin d’en profiter, et parce qu’elles n’étaient plus intégrées dans un tissu social, n’allaient pas bien, jusqu’à tomber en dépression. En revanche, il serait me semble-t-il envisageable d’inventer une sorte de service civique pour les adultes qui perdraient leur travail. Cela devrait aller de pair avec une valorisation sociétale de ces activités épanouissantes dans le sens où elles serviraient le bien commun. »