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Son carnet de commandes plein, le toulousain Aura Aero s’apprête à changer de dimension

Interview. Créé en 2018 et basé à l’aéroport de Toulouse Francazal, le constructeur d’avions décarbonés enchaîne les bonnes nouvelles entre projets d’usines, jalons technologiques, contrats commerciaux, obtention de labels et internationalisation pour ses deux programmes phares : Integral R et Era. À quelques jours d’une nouvelle participation au salon du Bourget à Paris du 16 au 22 juin, son PDG Jérémy Caussade s’est prêté au jeu des questions-réponses.

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Jérémy Caussade (à gauche), co-fondateur et PDG d’Aura Aero, au côté du président Emmanuel Macron lors du salon du Bourget 2023. (©Aura Aero)

Où en est le projet de construction d’une nouvelle usine à Francazal ? Un projet industriel d’envergure pour quel budget et quelles ambitions ? Va-t-il bénéficier de financements publics français et européen ? Si oui, pour quels montants ?
Jérémy Caussade, co-fondateur et président : « Nous avons déposé le permis de construire en octobre 2024, donc le projet suit son cours. Les travaux devraient, eux, commencer dès l’année prochaine pour une livraison attendue courant 2028. Le but de cette usine, qui va faire un peu plus de 45 000 m², est de répondre à nos besoins de production de pièces élémentaires, de lignes d’assemblage finales, d’essais en vol et de livraison pour nos clients pour l’ensemble de nos avions : Integral R, avion biplace dédié aux loisirs et à la voltige ainsi que l’Era, avion régional électrique de 19 places. L’objectif est vraiment de réunir les deux programmes sous le même toit et d’augmenter nos cadences de production afin de répondre à la demande. Nous sommes actuellement en train de boucler le financement de ce projet chiffré à plus d’une centaine de millions d’euros qui associera investisseurs privés et publics, ainsi que de la dette bancaire. Plus largement, pour accompagner notre déploiement stratégique et industriel nous bénéficions du soutien de l’État français dans le cadre du programme « Première Usine » de France 2030 (12 M€), mais aussi des instances européennes puisque nous sommes lauréats des programmes Innovation Fund (95 M€) et EIC Accelerator (17,5 M€). »

Pourquoi une usine de cette capacité ? Est-ce vital pour vous ?
Jérémy Caussade : « Construire cette nouvelle usine est obligatoire, tout simplement parce que la capacité d’une société à être présente et à se battre au meilleur niveau mondial repose avant tout sur sa capacité à avoir de l’impact. Et l’impact pour un constructeur d’avions, c’est la production en série au bon coût et à la bonne qualité, et avec la bonne cadence. Notre usine actuelle de Toulouse Francazal pour la partie biplace tourne d’ores et déjà puisque nous avons effectué nos premières livraisons mais notre capacité de production reste aujourd’hui limitée. »

En décidant d’imposer des droits de douane élevés sur les importations, le président Donald Trump a déclenché une guerre commerciale mondiale. Cette nouvelle donne économique remet-elle en cause votre stratégie de développement aux États-Unis ? Puisque, rappelons-le, vous prévoyez de produire des avions en Floride.
Jérémy Caussade : « Je ne suis pas un politologue, donc je ne vais pas commencer à commenter les annonces de Trump. Après, ce qui est sûr, c’est que cela nous rappelle que le monde a beau être globalisé, il y a quand même des règles de protectionnisme qui s’appliquent un peu partout. Mais en ayant fait le choix d’ouvrir deux sites en Floride, dont une usine de 46 000 m2 pour produire, assembler, tester et livrer des Era à nos clients américains, nous sommes finalement du bon côté dans cette bataille menée par l’Amérique qui vise à produire localement et donc à servir son marché intérieur. On le voit d’ailleurs très bien entre Airbus et Boeing. Si le constructeur européen a des sites de production aux États-Unis, Boeing, lui, n’en a pas en Europe. Conséquence, les sujets des tarifs risquent paradoxalement de l’impacter plus fortement. »

Quid de la main d’œuvre qualifiée ? On l’a vu avec le groupe LVHM qui rencontre de vraies difficultés dans son usine au Texas, où la qualité de ses sacs Louis Vuitton est remise en cause.
Jérémy Caussade : « C’est la raison pour laquelle nous avons choisi la Floride et non pas la Californie par exemple. C’est un État où il y a une activité aéronautique assez intense et donc un fort bassin d’emploi qualifié. Par ailleurs, c’était aussi le lieu idéal pour pouvoir commuter facilement entre l’Europe et les États-Unis. Un enjeu important car si nous allons travailler en majorité avec des employés américains, l’idée est aussi de faire venir sur de courtes ou plus longues périodes des salariés européens sur place, et inversement. »

La commercialisation d’Era est prévue en 2030. Maintenez-vous cette échéance, et plus précisément quelles sont les étapes qui restent à franchir pour y parvenir (campagnes d’essais, certifications à décrocher…) ?
Jérémy Caussade : « Le programme Era avance comme prévu, avec bien sûr son lot de challenges. La faisabilité de cet avion régional électrique hybride de 19 places a déjà été prouvée. Si on avait encore des incertitudes, on ne s’amuserait pas à lancer cette nouvelle usine. L’Integral, qui partage un certain nombre de composants avec l’Era nous a permis de continuer à dérisquer tout ça. Nous avons d’ailleurs passé un très gros jalon début 2025 avec la validation technique ainsi que la contractualisation d’éléments clés auprès de fournisseurs, et nous allons franchir une autre étape majeure d’ici la fin de l’année. Et entre les deux, donc d’ici quelques semaines, nous allons lancer la fabrication d’éléments en vue de la construction des premiers prototypes, avant un premier vol attendu maintenant dans moins de deux ans. »

Que répondez-vous à ceux qui émettraient des doutes sur l’utilité de développer cet appareil régional à l’heure où l’on incite les Français à limiter leurs déplacements en avion, voire à les arrêter pour des questions environnementales ?
Jérémy Caussade : « La question se pose peut-être à Paris ou dans les grandes capitales mais dans la plupart des endroits dans le monde, l’avion reste indispensable car c’est un moyen de garantir la sécurité et un certain niveau de vie. Il contribue au désenclavement des territoires, notamment au niveau régional. C’est d’ailleurs tout l’enjeu du programme Era qui relève quasiment d’une aviation de première nécessité. Nous nous devons donc de fournir aux opérateurs régionaux les moyens de pouvoir faire correctement leur travail. Autrement dit de produire des avions modernes, sûrs, bas carbone et surtout avec des coûts opérationnels acceptables pour que ce ne soit pas juste réservé à des clients VIP. Pour juger de son utilité, je vous invite à aller poser la question aux habitants des Antilles, des Caraïbes, d’Afrique ou encore du fin fond des États-Unis, et vous allez voir leur réponse. Là-bas, l’avion n’est pas optionnel, c’est une nécessité. »

En décembre dernier, votre carnet de commandes affichait 200 appareils Integral et 570 lettres d’intention pour Era. Où en est-on aujourd’hui ? En valeur, qu’est-ce que cela représente ? Et qui sont vos clients ?
Jérémy Caussade : « Nous avons franchi la barre des 9 Mds€ de commandes. Sur le programme Integral, destiné à la formation (civile et militaire), nous avons arrêté de prendre des lettres d’intention, sauf dans des cas très particuliers. Le carnet de commande n’a donc pas beaucoup grossi, mais il est déjà assez considérable. Nous allons d’ailleurs en livrer 12 cette année et 25 en 2026. Concernant l’Era, qui s’adresse, lui, aux compagnies aériennes régionales ou cargo, ainsi qu’aux transports business VIP, le carnet de commandes continue de se remplir. »

Quid de votre réseau de distribution ?
Jérémy Caussade : « Là aussi les choses se passent bien. Il a quelques mois nous avons signé des contrats avec trois nouveaux distributeurs européens pour nos deux familles d’avions : European Aircraft Sales (Danemark), JB Investments Ltd (Pologne) et B&C SRL (Italie). Ces trois acteurs bénéficient d’une très grande expérience dans la vente aux particuliers et aux entreprises. Cela nous permet de nous concentrer sur une partie de nos clients, notamment les “flying schools”, et sur les contrats militaires. Et de nous focaliser sur notre montée en cadence, tout en continuant à améliorer nos avions, et finalement bâtir la confiance, une chose super importante. »

Justement en parlant de contrats militaires, alors que le réarmement de la France et plus largement de l’Europe est au cœur de l’actualité, avez-vous une carte à jouer dans ce domaine ?
Jérémy Caussade : « Oui, d’autant plus que l’État français est au capital d’Aura Aero. À ce titre nous avons bien sûr notre rôle à jouer, notre contribution à apporter. Nous travaillons notamment sur la thématique des gros drones. D’autres annonces, un peu plus précises, seront faites à l’occasion du salon du Bourget, en juin prochain. Ceci étant, ce que je peux vous dire dès à présent c’est que je trouve inenvisageable de ne pas utiliser nos savoir-faire, moyens et outils pour contribuer à l’effort général de protection de notre pays et de l’Europe. Et en l’occurrence, qu’est-ce qu’on sait faire ? Eh bien des choses qui volent certifiées. C’est donc à nous d’identifier et de nous positionner sur des projets qui peuvent servir des objectifs de défense. »