Affaire France Télécom : la Cour de cassation entérine le harcèlement moral institutionnel
Jurisprudence. Les dirigeants d’une société peuvent être sanctionnés pénalement pour avoir commis un « harcèlement moral institutionnel », c’est-à-dire résultant d’une politique d’entreprise conduisant, en toute connaissance de cause, à la dégradation des conditions de travail des salariés. C’est ce que vient de confirmer la chambre criminelle de la Cour de cassation dans un arrêt du 21 janvier 2025.
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Par une décision datée du 21 janvier 2025, la Cour de cassation vient de mettre un terme à un long feuilleton judiciaire entamé il y a près de 15 ans, dans ce qu’il est convenu d’appeler l’affaire France Télécom, en entérinant la notion de « harcèlement moral institutionnel ». Pour rappel, à compter de 2006, le président-directeur général et plusieurs dirigeants de cette grande société ont mis en place une politique d’entreprise qui a touché un quart de leurs employés, à savoir : un plan de réduction d’effectifs visant 22 000 agents ainsi qu’un plan de mobilité interne visant 10 000 agents.
L’épilogue à l’affaire « France Télécom »
Des plans qui, rappelle la CFDT, « ont eu pour effet de pousser au départ le personnel ciblé en instaurant un climat délétère et une dégradation des conditions de travail. Ces méthodes ont altéré la santé physique et mentale des salariés jusqu’à pousser certains d’entre eux au suicide ».
En 2010, à la suite de la plainte déposée par un syndicat, une information a été ouverte, suivie en 2013 de la mise en examen d’une partie des dirigeants de l’entreprise. Renvoyés devant le tribunal correctionnel du chef de harcèlement moral, commis entre 2007 et 2010, ceux-ci ont été condamnés en 2019. Décision confirmée en 2022 par la cour d’appel de Paris qui sanctionne la société et ses principaux dirigeants pour « harcèlement moral institutionnel », en se basant sur l’article 222-33-2 du code pénal, qui vise le « harcèlement moral au travail ».
Que dit le code pénal ?
Pour mémoire, on parle de « harcèlement moral au travail » lorsqu’une personne est la cible d’agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail. Dégradation susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale, ou de compromettre son avenir professionnel.
Il est d’usage de parler de « harcèlement moral institutionnel » lorsque des dirigeants déploient une politique d’entreprise qui, en connaissance de cause, conduit à une dégradation des conditions de travail de tout ou partie de leurs salariés. Il doit s’agir d’une dégradation susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité des employés, d’altérer leur santé physique ou mentale ou de compromettre leur avenir professionnel. Pour autant, le code pénal incrimine le « harcèlement moral au travail » sans faire de mention spécifique et littérale à sa possible dimension « institutionnelle ».
Plusieurs prévenus ont, à la suite de leur condamnation, formé des pourvois, fondés notamment sur le principe d’interprétation stricte de la loi pénale, mais aussi sur le fait qu’aucun lien professionnel direct n’existait entre eux et les plaignants.
La chambre criminelle rappelle qu’effectivement les actes constitutifs de crimes ou de délits et les peines qui leur sont applicables doivent être définis avec précision par la loi. En conséquence, le juge ne peut appliquer une loi à un comportement qu’elle ne vise pas. On dit que le juge est tenu de se livrer à une « interprétation stricte du droit pénal ». En revanche, lorsque la portée d’un texte pénal est incertaine, le juge est autorisé à tenir compte des raisons qui ont conduit à son adoption, pour l’interpréter, par exemple en se basant sur les travaux parlementaires.
La portée la plus large possible
Pour la haute juridiction, le « harcèlement moral institutionnel » entre dès lors bien dans le champ du « harcèlement moral au travail » tel que le conçoit le code pénal. En effet, le législateur a souhaité donner au harcèlement moral au travail la portée la plus large possible. La loi n’impose pas en effet que les agissements répétés s’exercent à l’égard d’une victime déterminée. Elle n’impose pas non plus que les agissements répétés s’exercent dans une relation interpersonnelle entre l’auteur et la victime. Le fait qu’auteur et victime appartiennent à la même communauté de travail est suffisant.
La loi permet ainsi de réprimer les agissements répétés qui s’inscrivent dans une « politique d’entreprise », c’est-à-dire l’ensemble des décisions prises par les dirigeants ou les organes dirigeants d’une société visant à établir ses modes de gouvernance et d’action. Cette interprétation du texte n’était pas imprévisible, d’autant plus pour des professionnels qui avaient la possibilité de s’entourer des conseils éclairés de juristes, estime la Cour de cassation, qui, au terme de sa décision, a rejeté les pourvois, rendant les condamnations définitives.
Peut désormais « caractériser une situation de harcèlement moral institutionnel, les agissements visant à arrêter et mettre en oeuvre, en connaissance de cause, une politique d’entreprise qui a pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés aux fins de parvenir à une réduction des effectifs ou d’atteindre tout autre objectif, qu’il soit managérial, économique ou financier, ou qui a pour effet une telle dégradation, susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité de ces salariés, d’altérer leur santé physique ou mentale ou de compromettre leur avenir professionnel ».