Au pays des grandes écoles, l’apprentissage a enfin le vent en poupe. Du moins peut-on l’espérer en voyant le nombre de contrats d’apprentissage bondir de 40% en 2020, par rapport à l’année précédente. S’il fallait donner un exemple de la pertinence de ce mode de formation, on pourrait sans hésiter citer le nom d’Émilie Cruzel. La jeune femme de 34 ans est ébéniste, maître artisan en métier d’art. Elle a installé son atelier à Montech, en Tarn-et-Garonne, et depuis un an, elle enchaîne les commandes.
Pur produit de l’apprentissage, elle a créé son activité au plus fort de la crise et surmonté nombre d’écueils. Désormais, chef d’entreprise, maître d’apprentissage et maman, elle est bien décidée à faire décoller sa petite entreprise. Un profil suffisamment rare pour qu’elle figure parmi les 15 portraits d’entrepreneurs réalisés au coeur des régions par BGE, l’association de soutien aux créateurs d’entreprise. Du plus loin qu’elle se souvienne, Émilie Cruzel a « toujours été attirée par la déco, le graphisme… Le milieu artistique me plaisait ». Mais c’est en troisième que le déclic s’est produit. À l’occasion d’un forum des métiers, elle découvre l’ébénisterie et la maçonnerie, se renseigne et opte pour le premier des deux, le second apparaissant comme « plus compliqué en termes de débouchés pour une femme ».
« La formation était trop artistique. Cela manquait de concret. Ce qui m’attirait, c’était l’artisanat ou les arts appliqués »
En fin d’année scolaire, avec l’accord de ses parents, elle émet le souhait d’intégrer un lycée professionnel pour apprendre le métier. C’était sans compter le principal du collège qui trouve dommage qu’une élève ayant de bonnes notes ne suive pas la voie générale. Ses parents se laissent convaincre. Elle opte pour un Bac L, option arts plastiques, pour suivre une copine, puis le diplôme en poche, « complètement paumée », elle « échoue » en fac, en Histoire de l’art, mais abandonne au bout de six mois. « Le système de la fac ne me plaisait pas. » Elle travaille pendant six mois comme caissière dans une grande surface du coin, pour se payer une année de prépa artistique privée à Toulouse dans l’espoir de passer les concours et d’intégrer une grande école.
Chercher sa voie
« Mais pour le coup, la formation était trop artistique. Cela manquait de concret. Ce qui m’attirait, c’était l’artisanat ou les arts appliqués. » Retour à la case départ et à son poste en caisse. Émilie Cruzel n’abandonne pas pour autant. Soutenue par sa mère, elle se renseigne à nouveau sur la manière d’intégrer, à 20 ans, le métier d’ébéniste, qui allie, explique-t-elle, tout ce qui l’attire : « une part de création et une part manuelle ». Son choix se porte sur les Compagnons du Devoir, dont la réputation d’excellence l’a séduite. Elle rejoint la Maison des compagnons de Toulouse. Dans sa promotion de CAP ébéniste qui compte une dizaine d’apprentis, fait exceptionnel, on compte « plus de filles que de garçons, âgés de 16 à 27 ans, et quasiment tous en reconversion… »
Elle assure ne pas avoir eu de difficulté à trouver un maître d’apprentissage. C’est le deuxième contacté qui l’accueille. « Il avait déjà deux salariés, besoin de main-d’oeuvre et l’envie d’encourager les jeunes ». Elle pose pour la première fois la main sur les outils. « Je suis partie de zéro, se souvient-elle. Mais je savais que ça allait me plaire. Au moins, j’aurais essayé. Et puis, comme dit mon père, quand tu veux quelque chose, il faut te bouger pour l’obtenir ! » Au bout de deux ans, le CAP en poche, se pose la question de partir faire son tour de France, une suite logique chez les Compagnons. « La vie en communauté, ce n’était pas vraiment fait pour moi, j’avais besoin de plus de liberté ».
« Il fallait que je montre que j’étais à la hauteur des hommes, que je pouvais porter autant de poids qu’eux, par exemple »
La jeune femme ne se sent, pour autant, pas prête pour s’installer et travailler et préfère continuer à se former. « Je doutais beaucoup de moi à l’époque. C’est un trait très féminin. Aujourd’hui j’essaie de lutter contre ! » Émilie Cruzel enchaîne sur un nouveau contrat d’apprentissage en vue d’obtenir le brevet technique des métiers (BTM). Elle est d’ailleurs la seule de sa promo à avoir poursuivi dans cette voie. Sa vie se partage entre Perpignan où se situe le CFA et Albi où elle a trouvé, après quelques difficultés, une entreprise qui l’accueille.
Faire sa place dans un métier masculin
« Le BTM est réputé difficile. C’est aussi un diplôme très reconnu dans le métier. Mais ayant fait les Compagnons du Devoir, j’avais eu une très bonne formation. Du reste, j’ai eu la chance de tomber sur un formateur qui nous poussait beaucoup, qui souhaitait qu’on ait un bon bagage. Ces deux ans ont marqué ma vie ! C’est là aussi que je me suis rendu compte que j’avais trouvé ce que je voulais faire, que j’étais à ma place. » Le haut niveau du BTM se vérifie : « pendant deux ans, j’ai eu très peu de vie personnelle », résume-t-elle. Mais à nouveau, un professeur du CFA l’encourage à poursuivre.
Elle enchaîne sur un brevet technique des métiers supérieur (BTMS) pour apprendre cette fois – toujours en apprentissage – le design d’intérieur, la conception et la fabrication de mobiliers contemporains. Elle fait la navette entre le CFA de Boulazac et le lycée professionnel de Thiviers, en Dordogne, et Ondes, près de Grenade, où se situe l’entreprise qui l’emploie en bureau d’étude. Pendant ces quatre dernières années d’apprentissage, elle sera la seule femme au sein de promotions très réduites. Seule femme aussi dans chacune des entreprises qui l’ont accueillie.
« Je ne pensais pas à l’origine exercer un métier masculin, reconnaît-elle. Mes formateurs, mes employeurs ou mes collègues ne m’ont jamais traité différemment. Ce n’est que lorsque l’on rencontrait des clients ou d’autres corps de métiers, sur les chantiers, que les remarques fusaient, se souvient la jeune femme. Au début, j’ai cherché à passer inaperçue. Mais c’était encore plus compliqué. Il fallait que je montre que j’étais à la hauteur des hommes, que je pouvais porter autant de poids qu’eux, par exemple. Peu à peu, j’ai pris confiance, mais ce n’est qu’à partir du BTMS que j’ai commencé à m’habiller en femme. Je mettais même un point d’honneur à me faire les ongles ! Après quatre ans d’apprentissage, avec mes diplômes en poche, je me sentais un peu plus légitime. Ça aussi, c’est fréquent chez les femmes ».
Prendre confiance en soi
Son dernier diplôme obtenu, Émilie Cruzel reste quatre ans de plus au sein de l’entreprise ondaine. Employée en CDI, elle finit par « tourner en rond ». « Nous avions aussi des désaccords avec le dirigeant sur la manière de gérer ses équipes. Il n’avait pas confiance en ses salariés, avait du mal à déléguer. Il reprenait tous mes projets. C’était frustrant. » Au bout de quatre ans, elle décide de reprendre sa liberté. « Là aussi, j’ai beaucoup appris. Mais surtout, j’essaie aujourd’hui de ne pas reproduire les mêmes erreurs. Un patron veut souvent tout gérer, mais il ne peut tout simplement pas. S’il veut aller de l’avant, il doit faire confiance, car il ne détient pas la vérité. C’est ce que j’essaie de faire avec mon apprentie : on discute beaucoup ensemble et tout ne doit pas passer par moi. Je ne veux pas être à l’origine de tout. C’est aussi une marque de reconnaissance pour elle, ce que je n’ai pas eu dans cette entreprise. »
En BTMS, elle acquiert de nouvelles compétences, se forme à la compta, la vente, la gestion d’équipe, les RH. « J’ai d’ailleurs eu, dans ce domaine, un professeur formidable qui nous a poussés à réfléchir sur nous-mêmes. Et là, j’ai pris une claque ! J’étais très repliée sur moi-même à l’époque. J’essayais de scinder le moi personnel et le moi professionnel, je me créais un personnage, une carapace. Elle m’a montré que je n’avais pas besoin de ça et m’a fait prendre confiance en moi. Certains de mes profs ont changé ma vie ! » En août 2017, la jeune femme demande une rupture conventionnelle.
« J’ai pris le temps de faire ce site, de créer mes modèles, de trouver mes fournisseurs, d’élaborer ma démarche commerciale »
« Je savais que j’allais retrouver du travail, parce qu’un ébéniste qui sait utiliser le dessin assisté par ordinateur (DAO), c’est rare. Mais après ces années d’activité intense, je voulais aussi prendre du temps pour moi. J’ai par exemple appris à coudre ! » En janvier suivant, avec un peu d’appréhension, elle prend la décision de créer sa propre entreprise, « pour faire enfin ce qui me plaisait ». « Mon père avait beaucoup galéré pour créer son garage, se souvient-elle. Il a travaillé très dur. Nous le voyions peu lorsque nous étions enfants. Je savais donc ce que c’était que d’avoir une entreprise. J’avais peur de ne plus avoir de vie ». Elle se lance pourtant dans l’aventure, avec le soutien de ses parents et de son compagnon. Son père lui trouve un local, à quelques dizaines de mètres de sa concession, ainsi que ses premières machines.
Un projet de création
À Pôle emploi, on l’aiguille vers le programme Activ’créa opéré par BGE à Montauban. Lauréate d’un prix du club Rotary Toulouse-Lauragais, la jeune femme a déjà des clients. Mais elle doute encore. « Monter une micro-entreprise, ça me faisait peur, c’était trop rapide. C’est là qu’on m’a parlé de la couveuse de BGE. Une semaine plus tard, je l’ai intégrée. Cela m’a permis d’honorer mes premières commandes et de les facturer. » Elle travaille avec ses machines portatives, sur un coin d’établi, entourée de voitures… En couveuse, manière sans doute de se rassurer encore un peu, elle suit toutes les formations qui lui sont proposées « en gestion du temps, en compta, en création de site internet, etc. »
Bien lui en a pris, puisque c’est grâce à ce site internet qu’elle a créé elle-même, qu’outre le bouche-à-oreille, elle glane l’essentiel de sa clientèle. Pendant un an, elle peaufine son projet de création. « J’ai pris le temps de faire ce site, de créer mes modèles, de trouver mes fournisseurs, d’élaborer ma démarche commerciale ». Dont au final elle n’a pas eu besoin. Elle participe, dans la foulée, au salon de l’habitat et fait une expo au BoCAL, à Toulouse, « histoire de tester des choses ». Les retours sont bons et les commandes affluent. En janvier 2020, une architecte d’intérieur lui confie un important projet d’aménagement pour des particuliers installés près d’Agen. « Je ne m’attendais pas à travailler sur un si gros projet si vite », reconnaît-elle. Le temps de faire le chiffrage, « le Covid est arrivé, ce qui a rendu plus compliqué l’approvisionnement en matières premières ».
Pour mener à bien ce lourd projet, la jeune femme a besoin de recruter. Trop risqué, selon la couveuse. Bridée, Émilie Cruzel doit en septembre créer son entreprise, tout en poursuivant seule son gros chantier puisqu’entre-temps l’architecte et son client se sont un peu fâchés… « Il a fallu avoir les reins solides ! » Les nerfs aussi. Le chantier est achevé en mars. Depuis, le client, très content, a envoyé à l’ébéniste un cadeau pour la naissance de son premier enfant, en août. « Ma comptable m’a dit que j’avais eu de la chance de connaître si tôt cette grosse galère, parce que, selon elle, c’est très formateur. Cela vous permet de voir tout ce qu’il ne faut pas faire ! » De retour aux machines depuis la fin de son congé maternité, avec son apprentie à ses côtés, la jeune femme établit des devis, engrange les commandes. « Le boulot est là », assure-t-elle, confiante. Elle se voit bien dans quelques mois embaucher et recruter de nouveaux apprentis. La vie qui continue.