Dormir dans un A380, sans embarquer pour ça vers une destination lointaine, le projet vous tente ? C’est le rêve un peu fou de Frédéric Deleuze, un Airbusien qui planche depuis plus de 18 mois sur le projet Envergure. Son idée ? Transformer le très gros porteur de l’avionneur européen, « l’avion préféré des passagers », aujourd’hui en fin de vie, en hôtel de standing et l’installer à quelques encablures de l’aéroport de Toulouse Blagnac, du Meett et d’Aéroscopia pour cibler à la fois une clientèle d’affaires mais aussi les touristes en mal de sensations pour assurer un bon taux de remplissage. La naissance de ce projet est, d’une certaine manière, « le double effet Kiss Cool » de la Covid-19. Au cours de l’été 2020, après plusieurs mois de confinement, alors qu’il travaille au sein du groupe aéronautique depuis une dizaine d’années, l’annonce d’un plan social conduit une partie des collaborateurs à une profonde introspection.
« L’idée d’en faire un hôtel s’est finalement imposée rapidement, a fortiori sur le territoire de la Métropole toulousaine, berceau de l’aéronautique, qui a vu naître cet avion »
« Un peu comme la plupart des employés qui ne s’étaient jamais posé la question, je me suis demandé ce que je pourrais faire si je ne travaillais plus chez Airbus, explique Frédéric Deleuze, 38 ans, ingénieur aéronautique. Or, au même moment, je participais, dans le cadre de mon travail, à une réunion sur l’écodesign et sur la façon dont nos avions sont conçus d’un point de vue écologique. Pendant cette réunion, une personne nous a expliqué qu’on était déjà en train de démanteler, autrement dit de mettre à la poubelle, des A380 (le dernier appareil sorti des lignes d’assemblage, le MSN 272, a été livré à la compagnie aérienne Emirates en décembre dernier, NDLR). Il me semblait vraiment dommage de ne pas réutiliser ces structures. J’ai d’abord pensé à une maison, mais très vite je me suis rendu compte qu’économiquement, ce ne serait pas viable. L’idée d’en faire un hôtel s’est finalement imposée rapidement, a fortiori sur le territoire de la Métropole toulousaine, berceau de l’aéronautique, qui a vu naître cet avion, considéré un peu comme une icône chez Airbus. »
Pendant quelques mois, le projet demeure à l’état de concept. « Mais chaque fois que j’en parlais autour de moi, les personnes me disaient : “c’est une super idée ! Il faut creuser le sujet…” Au fur et à mesure des discussions, j’ai rencontré des professionnels du bâtiment et de l’hôtellerie, deux domaines d’activité entièrement nouveaux pour moi. Et ce qui, au début, semblait une idée un peu folle, s’est peu à peu transformé en un projet de plus en plus probable et viable. » Au point qu’au milieu de l’année 2021, Frédéric Deleuze signe un contrat de pré-étude avec le groupe Duval, très intéressé par le côté novateur du projet. Depuis, l’ingénieur et les équipes du promoteur immobilier planchent sur la faisabilité technique et économique du projet.
Des contraintes liées aux dimensions de l’avion
« Nous espérons achever cette phase dans les semaines qui viennent », assure le trentenaire. Parmi les nombreux casse-tête que renferme le projet, figure le choix du terrain. « Il y a pas mal de contraintes liées aux dimensions de l’avion, à savoir 73m de long et 80m de large pour 24m de haut. J’espère, sur ce plan-là aussi, obtenir un accord dans les semaines qui viennent », détaille le porteur du projet. Pour loger ce gros bébé qui devra être transporté par la route après lui avoir coupé les ailes, Frédéric Deleuze et son partenaire recherchent un terrain de près d’un hectare. « Mais des terrains de cette surface, qui plus est, proches de l’aéroport, ce n’est pas simple à trouver. » Le partenaire hôtelier reste encore à définir.
« Avec ce projet, même si, à terme, je ne travaille plus chez Airbus, cela me permettra d’être encore plus près de l’avion »
« Je n’ai personnellement pas de capacité d’investissement, étant un simple particulier. N’ayant pas non plus d’expérience dans le domaine, l’idée est de s’adosser à un co-investisseur du monde de l’hôtellerie qui apporterait le capital et son expérience. » L’ingénieur espère pouvoir aussi bientôt compter sur le soutien de son employeur. « Je n’ai pas encore de validation officielle, je suis en train d’y travailler. Mais via mon réseau professionnel et privé, pas mal de personnes m’aident déjà. » Un soutien qui se révèle crucial au moins s’agissant de la documentation technique. « Nous allons avoir besoin d’un certain nombre de documents internes. Et puis si Airbus supporte le projet, en termes d’impact, cela aura une tout autre dimension », assure-t-il.
Des discussions, également confidentielles, sont en cours s’agissant de l’acquisition de l’avion. « L’idée est de se procurer un appareil à un prix très en dessous du prix catalogue (soit plusieurs centaines de millions de dollars, NDLR) sinon le projet ne serait pas viable. » Un brin de folie, de l’audace et beaucoup de détermination, c’est sans doute la recette à l’origine de beaucoup de créations. C’est aussi ce qui caractérise le porteur du projet Envergure. Cet ingénieur matériaux de formation, diplômé de Polytech Montpellier, s’est installé à Toulouse en 2007 pour travailler dans l’aéronautique. Après des débuts au sein du sous-traitant Safran Engineering Services, il est entré en 2010 chez le constructeur aéronautique pour exercer différentes fonctions jusqu’à celle de chef de projet industriel à l’usine de Saint-Éloi, à Toulouse.
Une véritable vocation
Un choix de carrière qui a tout d’une vocation pour ce natif de Valence, dans la Drôme. « Lorsque mon petit garçon est né il y a quatre ans, avec ma mère, un peu par hasard, nous avons ressorti mes cahiers de dessins de maternelle et de CP et je dessinais des avions partout ! Je ne pensais pas que cette passion remontait si loin. Cela m’est revenu durant mes études à Montpellier. On m’avait offert un baptême de voltige et c’est à ce moment que j’ai décidé de me lancer là-dedans. J’ai passé ma licence de pilote privé en 2008 : c’est d’ailleurs la première chose que je me suis offerte avec mon salaire d’ingénieur ! » S’il n’a plus le temps de piloter depuis la naissance de son enfant, et plus encore depuis le début de ce projet mené en parallèle de son travail, la passion est toujours aussi vivace.
« Avec ce projet, même si, à terme, je ne travaille plus chez Airbus, cela me permettra d’être encore plus près de l’avion », assure-t-il. Dans cet hôtel d’un nouveau genre, une trentaine de chambres devraient être créées dont deux suites, tandis que dans l’extension, construite à côté, devraient trouver place le hall d’accueil, un restaurant de 60 couverts, un bar et une salle de réunion. Alors que les filières de démantèlement permettent de recycler près de 90% de la masse de l’avion, Frédéric Deleuze a pris le parti de tenter de donner une seconde vie à ce géant des airs, sorte d’« up-cycling à grande échelle » et en circuit court, très en phase avec les aspirations de la société.
« C’est magnifique de me dire que, grâce à ce projet, je pourrai donner potentiellement du travail à 14 personnes »
« Ces préoccupations environnementales sont relativement récentes, mais elles prennent aujourd’hui énormément d’ampleur. Il n’y a qu’à voir les énormes ressources budgétaires qui sont allouées à la R & D sur ces axes-là. En plus du fait de sécuriser notre business, en interne il y a vraiment une énorme prise de con science, au niveau individuel comme au niveau de la société. Au-delà de la conception même des pièces d’avions, on essaie désormais d’avoir une vision plus globale, de l’extraction du minerai jusqu’au recyclage de ces pièces, ce qu’on appelle le life cycle assessment, l’analyse du cycle de vie du produit. Elle est de plus en plus prise en compte », reconnaît Frédéric Deleuze.
Lever tous les doutes
Pour le porteur de projet, reste à maintenir le coût de l’opération dans une fourchette acceptable. Évalué à plusieurs millions d’euros, « il doit se rapprocher le plus possible d’un coût d’investissement classique dans le monde de l’hôtellerie et de la restauration. Car si le montant d’investissement et le niveau d’activité sont dans les normes, il n’y a pas de raison pour que le projet ne soit pas viable. C’est justement l’étape qu’on est en train de finaliser : savoir si les adaptations nécessaires à la spécificité du projet n’amènent pas des surcoûts vraiment significatifs qui feraient exploser l’enveloppe d’investissement de départ », ajoute l’ingénieur qui a « bon espoir d’y parvenir. En tout cas, je fais tout pour. Il y a encore quelques voyants à l’orange. On essaie de lever ces différents doutes. Au fur et à mesure qu’on avance, on se rapproche un peu plus de nos objectifs. J’ai les partenaires pour y arriver. Je suis confiant. » Comme pour Frédéric Deleuze, la Covid-19 a servi de catalyseur.
Une dizaine de personnes, dans son entourage professionnel, s’est lancée dans la création d’entreprise. « Ce projet ne vient pas combler le vide d’un environnement professionnel où je ne me sentirais pas bien. J’adore mon travail. Si ce projet n’aboutit pas, je sais que chez Airbus, j’aurai d’autres challenges dans lesquels je pourrai m’impliquer fortement. J’ai cette chance d’avoir ce projet, qui n’est que du plus. Si cela ne marche pas, il y aura forcément de la déception, compte tenu du travail et de l’investissement que cela représente, mais dans tous les cas, j’ai déjà appris tellement de choses que j’en tirerai énormément de bénéfices pour mon avenir professionnel, quel qu’il soit. » Envie coûte que coûte de se lancer dans l’entrepreneuriat ?
Sortir de sa zone de confort
« C’est quelque chose que j’ai toujours eu dans un coin de ma tête. Je ne m’étais jamais penché là-dessus, parce que mon travail m’a toujours passionné. Je pense que c’est un des effets de la Covid-19 : l’obligation de sortir de sa zone de confort pour réfléchir à son avenir professionnel. Le fait d’avoir goûté à ces réflexions, ces problématiques, ces nouvelles visions, cela me restera. Je pense qu’un jour, d’une façon ou d’une autre, je trouverai une entreprise à monter, parce qu’au final, je pense que je suis fait pour ça. En tout cas, c’est là-dedans que je m’amuse le plus. »
Ce fils de dentistes ne sait pas d’où lui vient cette passion pour l’entrepreneuriat, mais « ce qui me plaît, résume-t-il, c’est de créer quelque chose. Il y a aussi le fait de générer de l’emploi. C’est magnifique de me dire que, grâce à ce projet, je pourrai donner potentiellement du travail à 14 personnes. Cela réveille quelque chose en moi qui me motive énormément. Et puis, il y a le fait d’être décisionnaire, de ne pas simplement exécuter les missions qu’on me confie. Être moi-même le moteur de mon travail, c’est extrêmement enrichissant. C’est ma façon de fonctionner idéale. »