Jérôme Delormas
Invités / Entretiens

Jérôme Delormas

Marathonien de l’art

Lecture 14 min
Photo de Jérôme Delormas
Jérôme Delormas (Crédit : DR)

Animé par le souci du détail, Jérôme Delormas est ce qu’on peut communément appeler un jusqu’au-boutiste, en plus d’être un touche-à-tout. Ceinture noire de judo, le tout juste sexagénaire, qui, à la rentrée prochaine, arrivera au terme de son mandat de directeur général de l’institut supérieur des arts et du design de Toulouse (isdaT), est un marathonien artistique.

Dans son palmarès professionnel, figurent, entre autres, la création pluridisciplinaire – danse contemporaine, musique, arts visuels, design, théâtre, création numérique, édition, et la direction d’établissements culturels dont le prestigieux institut franco-japonais du Kansaï et de la Villa Kujoyama à Kyoto, alors qu’il n’a que 36 ans à l’époque. Rien que ça.

Une expérience grandement diversifiée

Ne pas « se reposer sur ses lauriers », telle est l’un de ses principes : « Dans ma carrière, je n’ai pas voulu être piégé par le fait d’être en position de pouvoir et de ne plus avoir la possibilité de partir. Et le risque de m’ennuyer un jour et de reproduire trop d’habitudes me fait peur. Enfin, il faut savoir partir quand ça va plutôt que quand ça ne va pas », confie-t-il dans un sourire.

C’est peut-être ce que s’apprête à faire, d’ici quelques mois, celui qui n’aime ni rentrer dans des cases, ni mettre des étiquettes.

« Je me suis toujours plu à travailler avec des institutions pour des projets favorisant les interactions entre les domaines artistiques, je suis convaincu qu’il faut les faire résonner. C’est pour cela que je promeus la pluridisciplinarité tout en pariant sur l’excellence de chaque discipline. Il faut comprendre le fonctionnement des autres domaines afin d’être des créateurs éclairés et apporter des idées ».

Lui, n’en manque pas. Bien que les lignes de son CV forcent le respect, Jérôme Delormas reste avant tout un passionné (volubile), tout en sobriété comme en témoigne son bureau de DG, sans fioriture.

Son parcours, centré sur l’ouverture artistique, ne le prédestinait pas à diriger une école, en dépit de ses nombreuses participations à diverses commissions – Il est membre du comité scientifique d’acquisition du Musée des Arts Décoratifs à Paris, membre expert de la commission danse de la Drac Occitanie, etc.

Mais la transmission était jusqu’alors le maillon manquant de sa trajectoire. « J’ai entendu parler de cette école résultant du groupement de l’école supérieure des Beaux-Arts de Toulouse et du centre d’études supérieures de musique et danse, lors d’un colloque en 2015. Trois ans après, j’ai vu l’annonce de poste et j’ai répondu. Sous la tutelle du ministère de la Culture, l’isdaT est le seul établissement public en France à proposer un enseignement supérieur artistique à la fois en art, design, design graphique, musique et danse. »

« C’est un atout majeur qui permet à l’ensemble du corps enseignant et aux étudiants de développer des projets transversaux, en lien avec les enjeux artistiques actuels, allant du numérique à l’écologie. »

« C’était tout naturel pour moi d’apporter ma pierre à l’édifice. » L’insertion professionnelle, la formation continue et les passerelles avec le monde économique parfois hermétique à l’art, sont à l’ordre du jour. « On vient de sortir d’une grande campagne pour encourager la formation continue dans le domaine de la musique, mais on voudrait en développer plus. On discute avec d’autres structures pour créer des projets à la carte et imaginer des modules de formation continue ».

Changer la vision de l’art

Parmi ses autres priorités, Jérôme Delormas a à coeur « d’ouvrir les fenêtres et les portes », à travers différentes actions, en vue de déconstruire la place de l’art tel qu’il est perçu par les institutions et d’accroître l’attractivité de l’établissement. « Les réseaux des écoles d’art ont tendance à rester dans l’entre-soi. Ces derniers ont besoin d’être plus ancrés sur leur territoire, de nouer plus de partenariats avec d’autres acteurs artistiques locaux ou internationaux ».

Il a aussi fait le choix de décloisonner les deux départements de l’école pour « émanciper la danse et le design ». En témoigne également la création du Plexus Lab au sein de l’établissement. « Il s’agit d’une nouvelle offre pédagogique permettant une émulation entre les étudiants en art, design, design graphique, musique et danse. Un temps d’expérimentations, d’échanges, de projets communs, de partage de connaissances » .

En témoigne aussi la mise à l’honneur des enjeux d’inclusion et de diversité. « On est partenaire de la Casa 93 au Mirail. L’objectif est d’être volontariste pour tisser des liens avec un public parfois éloigné des dispositions artistiques et montrer qu’il peut beaucoup nous apporter ».

Le directeur, qui aime franchir les frontières, entend également ouvrir davantage l’école à l’international.

« L’art et la création ont une place éminente dans la société, non seulement comme construction d’imaginaires, comme mode de transformation sociale, que comme pratique qui relie. »

« J’aime ce qui passe les frontières, le nomadisme des pratiques, des formes, des idées. Nous menons des actions dans ce sens notamment via le programme Erasmus et nous encourageons nos enseignants à être plus curieux de ce qui se fait ailleurs. »

Bien que des efforts restent à faire, la part des étudiants étrangers a augmenté, passant de 13 % à 21 % en quatre ans. Jérôme Delormas initie et accompagne des projets pédagogiques avec d’autres écoles d’art européennes, notamment avec Musikene à San Sebastien et l’Escuela Superior de Diseno de Aragon en Espagne et des partenariats accrus avec la Hochschule Konstanz, University of Applied Sciences de Constance et la HBG à Leipzig en Allemagne.

C’est sûrement son expérience personnelle qui continue de nourrir ses rêves d’ailleurs. Issu d’une famille lyonnaise, né de parents médecins, militants et très impliqués dans la santé publique, il a passé ses 12 premières années à Abidjan, en Côte d’Ivoire. Des cultes gravés sur la rétine, des senteurs et des saveurs en mémoire, il aime cependant rappeler que la famille, « n’était pas renfermée dans l’expatriation entre-soi, bien au contraire. »

Le retour en France, à Grenoble, qui à l’époque, se veut « le nouveau laboratoire social et culturel, une ville de la modernité » est un choc pour le jeune garçon. « J’ai été témoin d’échanges d’idées très négatives sur l’Afrique, cela m’a profondément peiné. »

Aux côtés de parents mélomanes, Jérôme Delormas plonge dans le bain culturel. Plus tard, il opte pour l’école de Sciences Po et « les opportunités qu’elle offre », avant de poursuivre des études approfondies de philosophie. Ses diplômes en poche, il est parachuté quelques mois plus tard entre les murs du ministère de la Culture, dans lequel il exercera différentes fonctions pendant sept ans : chargé de mission à la sous-direction de l’archéologie, chargé de mission au Service des affaires internationales, responsable du fond d’incitation à la création, conseiller artistique à la Direction régionale des affaires culturelles d’Ile-de-France.

Une carrière internationale

« J’ai saisi toutes les opportunités, c’était grisant au vu de mon jeune âge. » Puis, après une proposition et une décision prise en trois jours, il débarque en Espagne, pays qu’il connaît bien, en tant qu’attaché culturel et directeur de l’institut français de Bilbao au Pays Basque. « J’ai bénéficié d’un contexte extraordinaire où Bilbao et le Pays Basque émergeaient. Et j’étais très libre dans le champ des créations. »

Mais le trentenaire a la bougeotte et brigue d’autres postes. Direction le pays du soleil levant alors qu’il ne parle pas un mot de japonais, avec sa nouvelle femme, et trois de ses enfants (sur quatre) dont un bébé. Changement d’ambiance. Il devient directeur de l’institut franco-japonais du Kansaï, de la Villa Kujoyama, et président de l’académie de musique française, à Kyoto.

« Contrairement à Bilbao, j’avais peu de liberté et il s’agissait d’un chantier de rénovation culturelle. Presque rien n’était possible, c’était une bataille quotidienne pour casser un peu les codes, d’autant que tous les regards étaient rivés sur moi. Mais ce fut une expérience incroyable, avec de gros enjeux malgré la pression ».

Au bout de deux ans, sa femme rentre, il emboîte son pas quelques mois après, en dépit de son envie de rester au Japon. De retour dans l’Hexagone, Jérôme Delormas multiplie les expériences. Il devient directeur du centre d’art contemporain de la Ferme du Buisson, puis trois ans après, directeur de Lux Scène nationale de Valence, avant de prendre les commandes de la Gaîté lyrique, à Paris.

« En parallèle de ma dernière année à Valence, je suis devenu co-directeur avec Jean-Marie Songy de la Nuit Blanche à Paris. J’avais des sueurs froides la nuit, confie-t-il. Puis, au même moment, j’ai été contacté par une boîte d’ingénierie culturelle parisienne pour les accompagner vers une future candidature. Un projet qui s’est concrétisé. Je me suis occupé de toute la préfiguration et du suivi du chantier de la Gaîté lyrique entre 2008 et 2011, année d’ouverture au public. Chaque année, ce sont 300 000 visiteurs, 1 000 événements publics, 100 concerts, de nombreuses expériences. C’est une exploration de la création sans limites de disciplines à l’ère numérique, un croisement entre scientifiques, entrepreneurs, musiciens et expérimentateurs sonores, designers, artistes, chorégraphes, metteurs en scène, citoyens. »

Il y reste huit ans avant de fonder 369 éditions, une maison d’éditions associative et plurielle (encore !). « J’ai toujours fait de l’édition en parallèle de mes jobs ». Une aventure qui continue. Bourré d’envies, c’est aujourd’hui « la question de l’outil de travail » qui l’intéresse.

Jérôme Delormas est déjà à l’origine de la création d’un tiers lieu villageois dans les Alpes en faveur des artistes. « Je connais également les manques et les besoins en Occitanie ». Son prochain défi ?