Les noms de Lucie Martinetto, Julien Labussière, Gaël Bourdeu, Grégory Coelho, Rémi Prouzat, Louise Chassain, Charly Mauri – pour n’en citer que quelques-uns – ne vous diront sans doute rien. Inconnus du grand public, ils figurent pourtant au générique de blockbusters tels que Dr Strange in the multiverse of madness, Sonic 2, Les Animaux fantastiques : les secrets de Dumbledore, Vaillante, Mort sur le Nil, Moonfall, Uncharted ou encore The Batman. Spécialistes de l’animation 3D et des effets spéciaux, ils ont pour point commun de s’être formés au sein de l’Ecole supérieure des métiers artistiques (Esma), une des écoles du réseau Icônes, qui fédère aujourd’hui huit établissements d’enseignement supérieur artistique, six campus (Toulouse, Lyon, Montpellier, Rennes, Nantes et Montréal), emploie 750 collaborateurs et forme 4500 étudiants. Classée 3e école d’animation en France, selon l’Animation Career Review, et 7e sur le plan international, l’Esma recense une communauté de 4000 alumni qui travaillent dans près de 25 pays et dans les plus grands studios de la planète. Un joli palmarès pour une école qui a vu le jour à Montpellier en 1993.
La force de la jeunesse
Deux ans auparavant, son fondateur, Karim Khenissi, a abandonné un Deug de sciences économiques. À 25 ans, il est à peine un peu plus âgé que les 14 étudiants qui composent la première promotion de l’Esma. Et peu importe si pendant les 10 premières années, le temps que les effectifs grossissent, il travaille 90 heures par semaine et que le couple doit vivre avec le seul salaire de son épouse. « C’était mon projet, glisse-t-il. J’y ai mis toute mon énergie, contracté des prêts bancaires, etc. » Né à Montpellier d’un père tunisien, venu étudié l’agronomie en France et d’une mère d’origine corse, Karim Khenissi a grandi à Tunis où il a passé son bac au lycée français, avant de franchir à son tour la Méditerranée pour venir étudier à Montpellier. C’est le sentiment d’« être un numéro parmi d’autres », de faire beaucoup de théorie pour très peu de pratique, qui pousse l’étudiant à abandonner la Fac pour, « avec une forme d’inconscience », créer sa propre école. « Lorsqu’on a 20 ans, on croit que l’on peut faire des choses extraordinaires, sans réaliser que c’est plus compliqué que cela en a l’air. Mais c’est la force de la jeunesse », s’amuse le dirigeant. Lequel s’efface volontiers derrière le collectif et ses élèves.
« C’est en pratiquant ainsi qu’on arrive à se remettre en question, à progresser. »
« Les jeunes sont l’avenir, assure-t-il. En France cependant, nous avons un problème avec notre jeunesse. Parce qu’on n’accepte pas que les jeunes fassent les erreurs qu’on a pourtant faites avant eux. On n’accepte pas non plus qu’ils viennent nous bousculer. Or, la capacité à prendre des risques, à innover, est l’apanage de la jeunesse. C’est aussi ce qui fait la richesse des pays qui ont compris qu’il faut être en lien avec la jeunesse et non contre elle ». C’est une rencontre avec une personne du secteur de la création textile qui orientera finalement son projet d’établissement d’enseignement supérieur technique privé vers le design, les arts appliqués, l’architecture, la photographie, les jeux vidéos, le cinéma, l’audiovisuel, l’animation 3D… « À l’époque, les écoles d’art étaient encore très peu nombreuses. Évidemment, depuis 10 ans, les choses ont un peu changé ». Une décennie plus tard, l’école compte un peu plus de 300 élèves. Mais ce sont surtout des opérations de croissance externe qui vont faire s’envoler la machine.
Une école qui s’agrandit…
« En 2007, Jean Levy, le fondateur de l’ETPA (l’école de photographie de Toulouse, NDLR),qui voulait prendre sa retraite, m’a appelé pour me demander si je ne voulais pas reprendre son bébé », se souvient Karim Khenissi. Honoré, ce dernier en profite pour ouvrir l’Esma à Toulouse. C’est ensuite à Nantes que l’école met un pied en parallèle du rachat de Ciné Creatis. Suivront une implantation à Lyon, puis Rennes et la création dans chacune de ces villes de campus dédiés aux industries culturelles et créatives… Une stratégie de développement « vécue, plutôt que pensée, corrige Karim Khenissi. Si Jean Levy ne m’avait pas appelé, nous n’aurions jamais repris l’ETPA et notre développement n’aurait pas été celui qu’il est aujourd’hui. Pour autant, si, au-delà des rencontres, nous n’avions pas fait des choses de qualité, cela ne serait pas arrivé non plus. De fait, nous n’avons jamais varié de notre ligne de conduite qui est de faire de notre mieux. Pas d’être les meilleurs parce que c’est prétentieux. C’est en pratiquant ainsi qu’on arrive à se remettre en question, à progresser. C’est parce qu’on faisait de notre mieux que Jean Levy s’est dit qu’il pourrait laisser son école à quelqu’un qui allait en prendre soin. »
Malgré la taille, aujourd’hui respectable du réseau Icônes, Karim Khenissi garde les pieds sur terre. « Nous sommes presque des artisans. Du moins, nous avons le fonctionnement d’une petite entreprise familiale : nous n’avons pas l’appui de fonds publics ou de fonds d’investissement. Du reste, c’est notre qualité – c’est-à-dire le fait de réaliser des films qui font le tour du monde, d’avoir des élèves très bien placés parce qu’ils sont bien formés –, qui nous met à l’abri des gros acteurs du marché, qui sont, eux, appuyés par des fonds ou des chambres de commerce, des gens qui ont d’autres moyens que nous. »
« La France jouit d’une réputation d’excellence dans ces métiers. »
Karim Khenissi tire même avantage de la relative petite taille de sa structure. « Les petits ont un avantage extraordinaire : l’agilité. Nous sommes capables de nous remettre en question à propos d’un programme, de dire telle chose marche, celle-là non et de la changer. On est capable de mettre le nombre d’heures nécessaire pour que les élèves soient bien formés, bref de faire preuve d’une certaine innovation. » En 2017, après avoir été sollicitée par Invest in Montréal qui veut l’encourager à s’installer au Québec, l’école montpelliéraine rachète le Collège Salette, au cœur de la Belle Province. Sa propriétaire, âgée de 62 ans, est elle aussi sur le départ. L’Esma s’ancre durablement sur les rives du Saint-Laurent : l’année suivante, elle fait l’acquisition du collège Marsan, une école de photographie montréalaise. En parallèle de ces opérations de croissance externe, l’Esma a aussi bâti sa renommée sur la constitution d’un solide réseau de partenaires avec des géants de l’animation comme Sony ou Pixar.
… Et une école reconnue
C’est grâce notamment à une visite d’un directeur de l’animation de Sony Pictures Imageworks, Robin Linn, organisée à Montpellier presque au culot par Karim Khenissi, qui permet à l’Esma, depuis 2006, d’arborer le label Ipax, lequel offre à l’école l’occasion d’envoyer chaque année étudiants et enseignants se former aux dernières technologies. Devenue également partenaire des studios Pixar, l’école met ainsi à la disposition de ses étudiants l’un de leurs logiciels phares, RenderMan… « Nous sommes rentrés dans un cercle vertueux. La qualité de ce que vous faites sur le plan pédagogique vous donne de la crédibilité auprès des acteurs du secteur qui décident dès lors de vous accompagner », résume Karim Khenissi. Le réseau Icônes a installé en 2020 quatre de ses écoles montpelliéraines au cœur de la Cité créative, premier quartier mixte consacré aux Industries Culturelles et Créatives (ICC) doté de bureaux, de studios et d’un tiers lieu dédié. Un projet dont elle est, aux côtés de la collectivité, à l’origine.
« Nous sommes partis du constat que la France jouit d’une réputation d’excellence dans ces métiers, mais que malheureusement beaucoup de studios partent à l’étranger pour se rapprocher des donneurs d’ordre, situés aux États-Unis, au Canada ou en Angleterre. Nous nous sommes dit que si nous pouvions offrir des conditions de travail similaires, les studios préféreraient peut-être s’installer plutôt chez nous ou y ouvrir des succursales ou des départements. C’est ce que nous avons voulu faire avec la Cité créative, une sorte de lieu totem, dédié aux ICC, qui permet à la ville d’être bien identifiée sur la scène professionnelle. Et cela a plutôt bien marché, puisqu’en 2021 il y avait plus de 2000 emplois dans ce secteur sur la métropole. Le Covid nous a aussi beaucoup aidés, en accélérant le développement du travail à distance puisque ce qu’on pouvait faire vers chez soi à Montréal, on pouvait aussi bien le faire en France, qui plus est en bénéficiant d’un excellent système de soins. On a vu ainsi beaucoup d’anciens élèves revenir en France et notamment à Montpellier, parce que la ville était clairement identifiée. Et ça, c’est de l’énergie pour longtemps. »
Alors qu’elle s’apprête à ouvrir à Bordeaux un nouveau campus dédié, Karim Khenissi espère que la Ville rose, qui a depuis de nombreuses années beaucoup investi dans le Cartoon Forum, saisira à son tour l’occasion de bâtir, sur son territoire, un projet similaire. « Dans le domaine des ICC, le sud de la France, avec sa qualité de vie remarquable, a une carte à jouer », conclut-il.