Dans ses yeux azur d’un éclat espiègle, transparaît le tempérament indépendant d’une femme qui a toujours su se fier à son instinct pour tracer sa route, dans un univers qui se veut plutôt réservé aux hommes. Mélanie Lehoux, qui dans sa jeunesse, a joué sur la terre battue en compétition au niveau national, portant la casquette de capitaine d’équipe, a la trempe des sportifs mais aussi celle des entrepreneurs. C’est ce qui se dégage de cette chef d’entreprise et jeune mère de famille, dès les premiers échanges autour d’un café qui joueront les prolongations. À l’aube de la quarantaine, avec l’esprit d’une marathonienne, elle a su gagner des sets dans le milieu du BTP, malgré quelques déceptions.
Au fil de son parcours, elle est devenue l’une des rares femmes à tenir les rênes d’une start-up spécialisée dans la tech et le bâtiment à l’échelle nationale, baptisée Ibat. De son propre aveu, porter l’étiquette d’une femme n’a pourtant pas été une gageure pour se frayer un chemin. Sa passion, son pragmatisme, son côté maternel et parfois ses « coups de gueule » ont fait sa réputation. « Je n’ai pas réfléchi comme ça et je ne me suis jamais posé la question, assure-t-elle. Pour moi être une femme ou un homme, ce n’est pas ce qui fait la différence. Je me suis intégrée en montrant ce que j’étais capable de faire et j’ai toujours eu soif de liberté. »
Forte d’une expérience sur les chantiers notamment en tant que conductrice de travaux, puis acheteuse et responsable des achats au sein du groupe Eiffage, elle a décidé, à l’issue d’un MBA, de faire valoir ses idées à travers la création d’Ibat, en 2016. Son ambition ? Alléger la charge administrative des professionnels du BTP responsables de la gestion financière des chantiers et des achats via des solutions digitales.
Un démarrage sur "les chapeaux de roue"
« À ce moment-là, j’étais category manager, à savoir un poste d’acheteur en charge de catégories d’achats spécifiques. Je commençais à avoir fait le tour de mes missions, l’environnement de l’entreprise avait changé et je tournais en rond. J’ai alors décidé d’entreprendre un MBA dans les achats en alternance à Genève, ce qui a pointé des problématiques dans notre fonctionnement et des marges d’amélioration. J’ai bâti une stratégie d’innovation et développé un process autour d’une démarche delean design thinking. Mon projet n’a pas intéressé mon employeur, mais je me suis dit qu’il pouvait intéresser d’autres professionnels. J’ai moi-même vécu la vie de chantier en passant un tiers de mon temps à gérer des dépenses sur des fichiers Excel au lieu de me concentrer sur des objectifs à forte valeur ajoutée, ce que je considère comme du temps improductif », détaille celle qui a alors pris son destin en main.
Le projet mûrit pendant un an et demi. Trois mois après sa création notamment grâce à une campagne de love money, la start-up, qui aujourd’hui réunit une trentaine de talents, démarre sur les chapeaux de roue et tape dans l’oeil du groupe Demathieu Bard. Après une phase pilote, en 2018, la solution Ibat investit des chantiers dans toute la France. Aujourd’hui, de grands groupes tels que Spie Batignolles, Etpo, Paris Ouest, GCC, etc., mais aussi des TPE et PME, font appel à cet outil. Quid de son fonctionnement ?
« La solution est composée d’un SI achat et d’un outil de gestion des temps et activités (GTA), lequel est spécifique au BTP et nous sommes les seuls à le proposer sur le marché français. Côté achat, il n’existait pas d’outil adapté aux besoins des entreprises, à savoir un outil facile à déployer, intuitif, permettant d’acheter de manière efficace dans les conditions du chantier et répondant aux besoins spécifiques du BTP. Nous avons ainsi réussi le pari d’apporter une solution concrète dans un environnement où la maturité digitale est encore faible, et la maturité d’achat est naissante. Nous visons le marché européen ».
Une belle consécration
La start-up, qui entend élargir son fichier clients en dehors du BTP, s’apprête donc à dévoiler fin novembre sa nouvelle solution d’e-procurement, iSyBuy. En marge, elle vient de boucler son quatrième tour de table à hauteur de 2,1 M€ auprès de Pro BTP Innovation, de la Caisse d’Épargne, de la Banque Populaire, de Bpifrance, et avec la participation de la Région Occitanie, pour continuer à développer son logiciel. Une belle consécration pour sa fondatrice qui n’a pas froid aux yeux. Les jeux stratégiques et de construction ont beaucoup bercé l’enfance de cette fille d’enseignants.
Pourtant, rien ne la prédisposait à faire carrière dans le bâtiment, évoluant surtout dans deux univers opposés à savoir le sport et la musique. Si pendant plus de dix ans, l’odeur du béton est devenue l’un de ses moteurs, c’est au son du piano que cette mélomane aurait aimé jouer sa partition et tracer son avenir. « Mes parents me répétaient qu’il fallait être excellente pour se faire une place mais je n’étais pas surdouée. On me disait aussi que de vivre de la musique était difficile. J’ai alors suivi les conseils. Je l’ai vécu un temps comme une privation mais, aujourd’hui, j’ai trouvé ma voie. S’ils n’avaient pas insisté, je pense que j’aurais exercé comme professeur de piano », souligne-t-elle.
Cette native de la campagne strasbourgeoise a toujours été une femme pressée, nourrie à l’autonomie. À 15 ans, elle quitte la maison de ses parents pour habiter dans un appartement du centre-ville de Strasbourg, aux côtés de sa soeur aînée de deux ans de plus qu’elle. « Matheuse dans l’âme, j’avais des manques en littérature. L’idée était d’intégrer un bon lycée qui mettait ces matières à l’honneur. Je n’ai pas éprouvé de peur ni de difficulté à m’éloigner de la maison familiale. D’autant que ma soeur était avec moi et cela a fortement resserré nos liens et notre complicité, bien que nous soyons très différentes. Ma mère nous a poussées à être autonomes, à faire nos propres choix en tant que femme. Pour moi, c’était donc une situation normale. Nous n’en avons même pas profité pour faire des bêtises ! », confie-t-elle.
L’envie de bâtir
Avec une forte envie de bâtir quelque chose, la jeune femme intègre l’Institut national des sciences appliquées de Toulouse (Insa), avec l’option sportive. Ses stages la mènent sur différents terrains : d’abord sur une chaîne de production en Alsace où elle décèle des problématiques de management. « Je me suis rendu compte de l’impact des managers sur les différentes équipes pendant les trois huit. Mon rapport de stage portait ainsi sur le sujet “Savoirêtre d’un manager : tout ce qu’il ne faut pas faire” ». Puis, passionnée d’architecture, elle décide de suivre un double cursus (Insa et école d’architecture) et de se spécialiser dans le BTP.
« J’aime avoir une équipe tournée vers la satisfaction du client et développer l’entreprise à travers la cohésion d’équipe, l’autonomie des collaborateurs, la bienveillance et la solidarité sur les projets »
À la fin de sa quatrième année d’études, bien qu’un stage correctement rémunéré chez Bouygues Construction, avec à la clé une mission consacrée à l’hôpital de Vesoul, lui tende les bras, elle change de plan pour conduire le chantier de rénovation de l’ambassade de France en Mongolie. « Je devais commencer chez Bouygues en juillet. Fin mai, un responsable de l’école a crié dans les couloirs que le ministère des Affaires étrangères recherchait un stagiaire qui correspondait à mon profil. Sur 100 candidats, j’ai été retenue. Mais rien n’était pris en charge, ni le billet d’avion, ni le logement, et ce n’était pas rémunéré. Mes parents étaient plutôt réfractaires à cette idée d’autant que les examens de fin d’études commençaient mi-juin. Je n’avais ni argent, ni passeport. J’ai couru à la banque pour demander un prêt. Je suis partie en deux semaines », détaille-t-elle.
Choc culturel garanti pour celle qui voulait embrasser une autre aventure. « Le poste était très intéressant et j’étais en lien permanent avec l’ambassadeur. Au-delà de cette mission passionnante à 22 ans, j’ai reçu beaucoup d’éléments de compréhension des codes du pays, mais aussi sur son environnement culturel, économique, géopolitique, etc. J’ai passé également des soirées en compagnie de sénateurs, de chefs d’entreprise, etc. Je suis entrée dans le milieu assez fermé du business, j’ai appréhendé les règles du jeu pour tracer mon chemin. J’avais l’impression d’avoir mon destin en main. J’ai adoré cette expérience, même celle de me faire enlever un clou planté dans le pied sans anesthésie… Le retour fut difficile », sourit-elle.
Se faire une place
Elle revient, des étoiles plein les yeux, avec l’envie de repartir faire de l’humanitaire, mais choisit de poursuivre sa route sous le soleil toulousain, au côté de celui qui deviendra son mari. Pour valider son diplôme, elle rejoint le groupe Eiffage, dans lequel elle fera une partie de sa carrière. « Le chantier, c’est la vie, s’exclame-t-elle. J’ai commencé en stage avant d’être embauchée. J’étais alors assistante conductrice travaux. Je devais piloter une équipe d’hommes. J’ai toujours aimé l’odeur du béton, l’ambiance du terrain. Je me suis mise dans le moule, jean, tee-shirt et j’avais les cheveux courts à l’époque. J’ai aussi beaucoup joué sur l’humour, et je discutais aussi bien avec un chef de chantier, qu’un compagnon, un chef d’entreprise ou un ingénieur… J ’ai adopté une approche maternelle qui s’est révélée efficace car les conditions ne sont pas toujours faciles, tout en gardant un certain caractère. Un jour, un des gars m’a dit : “Ma femme fait la cuisine à la maison et se tait”. Mais au final, nous avons fait une bonne équipe. »
Au moment de démarrer sa vie professionnelle en CDI, son patron rechigne à choisir une femme à ce poste. « J’ai écouté sa vision, moi j’en avais une autre ». Finalement, la jeune femme n’essaie pas de le convaincre, et rejoint une autre équipe. « Un autre manager d’Eiffage m’a intégrée dans son équipe pour être conductrice de travaux pour l’hôtel Marriot. J’avais 23 ans. Après la rénovation et le gros oeuvre, je touchais ici au corps technique et je me frottais à des normes américaines. Certains sous-traitants ont pris plusieurs semaines à me donner leur confiance », lâche-t-elle. Au bout de deux ans, elle convoite alors d’autres services. Elle devient acheteuse pour le groupe, puis responsable des achats.
« En tout, cette expérience a duré six ans, mais j’étais encore jeune. Aujourd’hui, je ne m’y prendrais pas de la même manière ». S’ensuit alors le chapitre entrepreneurial où elle se considère toujours comme une bâtisseuse. « J’aime avoir une équipe tournée vers la satisfaction du client et développer l’entreprise à travers la cohésion d’équipe, l’autonomie des collaborateurs, la bienveillance et la solidarité sur les projets. » Sûre d’elle, Mélanie Lehoux n’a jamais fait mystère de ses ambitions, en gardant toujours une longueur d’avance. Cela s’est traduit également durant la crise Covid, pendant laquelle Ibat a enregistré 50% de croissance. L’entrepreneuse avait en effet déjà opté pour un fonctionnement agile et garde toujours l’innovation dans son viseur. Malgré un agenda bien rempli, elle a cependant sans difficulté trouvé son rythme entre son rôle de mère et celui de chef d’entreprise. Mais ses envies associatives, elles, devront attendre…