Rue Jeanne Marvig à Toulouse, dans ses locaux du Centre d’élaboration de matériaux et d’études structurales (Cemes), le show room d’Authentic Material ressemble, en miniature à une caverne d’Ali Baba. Pas de pierres fines ou de monceaux d’or, mais du cuir, du bois, des coquilles d’huître et de la corne, des produits bruts, que la start-up, fondée en avril 2016 par Vincent Menny, ingénieur en mécanique, sait valoriser pour en faire des matériaux précieux. De la magie à l’état pur, si l’on en croit Vincent Menny, ancien sportif de haut niveau qui a connu les grandes heures du Albi Rugby League XIII, intarissable dès lors que l’on parle de son bébé.
« Notre métier, c’est la valorisation des déchets. Ils sont broyés et réduits en poudre puis mis en oeuvre via les deux procédés quasi magiques que nous avons développés. Le premier consiste à thermopresser intelligemment ces poudres pour obtenir un matériau très dense, c’est notre gamme Phoenix. L’autre consiste à utiliser un polymère biosourcé. Mélangé à la poudre, on obtient un composé (compound), dont on peut faire à peu près ce que l’on veut : l’injecter, le calandrer, le thermoformer, etc. C’est la gamme Qilin. Lunettes, cadrans de montre, renforts de maroquinerie, bijoux, objets de décoration, art de la table, packaging… on peut tout imaginer ou presque. »
Près de six ans plus tard, la start-up, qui a réussi en 2018 un premier tour de table soutenu par Bpifrance, Cuir Invest (fonds d’investissement dédié à l’accompagnement sur le long terme des jeunes entreprises innovantes les plus prometteuses de la filière), à hauteur de 1,1 M€, est à l’orée d’une seconde levée de fonds. Ces fonds vont notamment permettre à l’entreprise d’industrialiser ses procédés. « Nous sommes basés au Cemes, un laboratoire du CNRS, mais nous travaillons aussi avec le laboratoire de chimie des agro-industries de l’INPT, à l’Ensiacet à Labège. Nous avons par ailleurs installé notre plateforme de thermopressage (une machine de 24 tonnes et de 4 m de haut) dans des locaux de l’INPT à Paul Sabatier. Nous manquons aujourd’hui de machines et d’espace pour assurer l’amont, c’est-à-dire la partie broyage et mise en forme de compound, étapes que l’on assure en faisant appel à des partenaires et des plateformes, via les différentes collaborations que l’on a avec les laboratoires. L’enjeu désormais est d’acquérir notre autonomie, d’internaliser ces procédés, bref de rationaliser tout cela en déménageant dans un lieu unique qui permettra d’accueillir l’équipe de R & D, le prototypage, la production et le stockage de matières. »
Des expériences enrichissantes
Pour installer ses nouveaux outils, la jeune pousse, qui dispose d’une succursale à Genève pour toucher les acteurs de l’horlogerie, étudie plusieurs pistes au sud de l’agglomération toulousaine. Comment cet ingénieur en mécanique aéronautique s’est-il retrouvé à la tête de cette start-up prometteuse ? Pas par magie en l’occurrence, mais plutôt grâce à sa ténacité. « Rien n’a été simple, résume Vincent Menny. Mais difficile ne veut pas dire hors d’atteinte, ni qu’il faut s’arrêter. La satisfaction et la reconnaissance que l’on en retire valent tous ces efforts. » Ce Toulousain, passé par le lycée Pierre de Fermat et l’université Paul Sabatier, qui cumule la pratique du sport de haut niveau et des études d’ingénieur, a choisi l’aéronautique, un peu par atavisme régional. « Disons que je me laissais porter. Entre 18 et 25 ans, ce n’est pas forcément le moment où l’on a les idées les plus claires sur son avenir professionnel. »
« Nous recevons les déchets des maroquiniers de luxe, pour les transformer afin qu’ils les réutilisent dans leur production »
Une fois diplômé, il travaillera huit ans chez Sonovision, un des leaders européens de l’ingénierie projet et documentaire notamment pour l’aéronautique. Là explique-t-il, « c’est l’expérience acquise qui m’intéressait, parce qu’assez rapidement j’ai été projeté sur des fonctions managériales. À 25 ou 26 ans, je dirigeais une équipe d’une trentaine de personnes où j’étais le plus jeune. Dans des métiers qui exigeaient pas mal d’expérience, c’était assez formateur ! Tous les moments n’ont pas été simples. » En 2012, il rejoint les équipes de la Satt Toulouse Tech Transfer, la société d’accélération du transfert de technologies, « un métier que je ne connaissais pas du tout, reconnaît-il. Je ne suis pas du tout de culture académique, je ne savais pas ce qu’était un brevet. Il a fallu apprendre. C’était intéressant. »
C’est là qu’il découvre la magie du frittage… une technologie issue de la métallurgie. « Alors que j’étais à la Satt, je me suis intéressé à deux projets. Le premier consistait à réaliser un dépôt sur des manches de couteaux Laguiole pour leur permettre de passer au lave-vaisselle. Dans le même temps, le futur directeur du Cemes, Alain Couret, travaillait sur le recompactage de poudre métallurgique, ce qu’on appelle du frittage. Et j’ai eu l’idée d’utiliser les déchets et les poudres de cornes de couteaux La guiole pour les passer dans cette machine. C’est comme cela qu’on a obtenu les premiers prototypes de manches en corne densifiée. Nous étions en train de résoudre le problème de la gestion des déchets de corne, mais pour parvenir à résoudre la problématique du passage au lave-vaisselle, nous avons dû créer une deuxième gamme de produits thermoplastiques. C’est sur cette base que j’ai créé l’entreprise. »
Un modèle économique qui attire
Vincent Menny quitte la Satt, obtient de Pôle emploi l’aide à la création d’entreprise et se lance avec l’appui de Bpifrance, de la Région, d’Ad’Occ, du Réseau Entreprendre et de business angels. Incubé au sein de Nubbo, il actionne tous les leviers à sa disposition : « Le dénominateur commun à tous les entrepreneurs, c’est qu’à un moment donné, comme ils le disent avec humour, tu sautes de l’avion et puis tu construis ton parachute en vol », glisse-t-il. Depuis Authentic Material a opéré un spectaculaire virage. « J’avais une technologie, qui plus est, protégée, un modèle global, la valorisation des matériaux et un client. J’ai passé 2016-2017 à vendre ce modèle économique en expliquant qu’il y avait du business à faire. L’histoire était belle : on valorisait des cornes locales, on faisait un couteau 100 % Aubrac, on allait s’affranchir de tout l’approvisionnement intercontinental. Aujourd’hui le concept fonctionne encore sauf que le modèle économique n’est pas viable du fait de la taille du marché. On vit difficilement en étant fournisseur de matière première pour la coutellerie d’art en France. Il fallait trouver d’autres débouchés. La bascule a été assez rapide car de fait, lorsqu’on parle des protéines qui composent la corne, on parle également de laine, de soie, de cuir. Nous avons fait des essais sur le cuir et le résultat a été magique. À partir de là, la donne a changé. Nous nous sommes tournés directement vers les manufactures du luxe et dès ce moment, c’est devenu beaucoup plus simple de convaincre un banquier ou un investisseur : ça rassure lorsqu’on dit qu’on a pour clients les grands noms du luxe ! »
Aujourd’hui, la pépite toulousaine travaille en circularité. « Nous recevons les déchets des maroquiniers de luxe, pour les transformer afin qu’ils les réutilisent dans leur production. Actuellement, on traite plusieurs tonnes de matières par an avec nos maigres moyens. L’unité que nous allons monter a pour vocation de traiter 50 tonnes de cuir à l’année. » Un changement d’échelle que la Covid a peut-être contribué à accélérer. « Lorsqu’on est arrivé sur le marché en 2016, nous étions des précurseurs. On parlait d’upcycling, de rationaliser les déchets. Nos interlocuteurs comprenaient alors notre démarche, mais ce n’était pas crucial pour eux. Six ans plus tard, pour les grosses manufactures, qui génèrent plusieurs centaines de tonnes de déchet de cuir chaque année, il est désormais inaudible de les enfouir ou de les brûler. Elles veulent trouver des solutions pour les gérer. Aujourd’hui, dans l’univers du luxe, on vient nous chercher pour ça et comme nous sommes là depuis assez longtemps, nous avons acquis leur confiance. C’est plutôt valorisant pour les équipes. »
Si la jeune pousse toulousaine séduit autant les grands faiseurs du luxe français, « c’est en raison de notre modèle économique, parce que nous produisons des choses très belles et très innovantes, mais aussi parce que nous avons un ADN très marqué au sein d’Authentic Material. Pour moi, c’est une grande fierté d’avoir embarqué des talents dans l’aventure. À savoir que nous avons peu de moyens, et qu’il y a du risque. En revanche il y a un attrait pour le métier, une reconnaissance réelle, un potentiel que tout le monde a en tête. C’est ce qui nous fait avancer. C’est ce qui fait aussi que je n’ai aucun regret. »