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Indomptable Carmen

Opéra. Le Théâtre du Capitole programme l’oeuvre de Bizet du 21 au 30 janvier.

Lecture 7 min
Carmen, mise en scène de Jean-Louis Grinda. Photo de production, 2018. PATRICE NIN

Le Théâtre du Capitole sert une nouvelle fois de cadre à la flamboyante passion incarnée par la libre Bohémienne. À travers l’atmosphère sévillane du célébrissime opéra de Bizet se révèle un monde tragique et implacable, où la mort est parfois le prix de la liberté. Dans la mise en scène de Jean-Louis Grinda et sous la direction de Giuliano Carella, une double distribution éblouissante sera réunie avec, dans le rôle-titre, Marie-Nicole Lemieux et Eva Zaïcik. On a peine à penser aujourd’hui que les opéras de Georges Bizet (1838-1875) ont pour la plupart été des échecs publics. Au Théâtre-Lyrique, ni Les Pécheurs de perles (1863) ni La Jolie Fille de Perth (1867) ne rencontrèrent le succès. En 1872, Djamileh, à l’Opéra-Comique, est un nouveau fiasco.

Les deux directeurs de cette institution, Adolphe Leuven et Camille du Locle, laissent alors une dernière chance à Bizet : ils lui commandent un opéra-comique, « facile et gai, avec une fin heureuse », en trois actes et sur un livret des célèbres Henri Meilhac et Ludovic Halévy. Les débats entre les directeurs, les librettistes et le compositeur font rage : Bizet parvient à imposer une nouvelle de Prosper Mérimée, Carmen, qui sera adaptée en quatre actes. Les directeurs indignés voient naître un drame sensuel et sombre, qui culmine dans le meurtre de la Bohémienne.

Malgré l’ajout du rôle de Micaëla, figure féminine douce et romantique, et le passage sous silence de la prostitution de Carmen, celle-ci meurt bel et bien en scène le soir de la création, le 3 mars 1875, déclenchant la plus vive incompréhension : le public est choqué par l’indécence de l’héroïne, par la violence des situations, la musique elle-même est jugée trop dérangeante. On attendait une divertissante espagnolade, on découvrit une tragédie de la liberté radicale. La presse se déchaîne contre Bizet qui, épuisé et déprimé, meurt d’un infarctus trois mois après la première. Pouvait-il se douter que Carmen deviendrait l’opéra le plus populaire et le plus joué au monde ?

Gloire posthume

La postérité ne s’y est pas trompée : Carmen est en effet un chef-d’oeuvre dramatique et musical : loin au-dessus des fantasmes orientalistes de l’époque et d’une Espagne de pacotille, Bizet trouve des couleurs méridionales d’une irrésistible et solaire sensualité, dont Nietzsche dira qu’elles sont aux antipodes des brumes décadentes du drame wagnérien. Carmen influencera non seulement la génération suivante des compositeurs français, comme Debussy ou Ravel, mais les compositeurs espagnols eux-mêmes : Albéniz, Granados ou De Falla se savaient héritiers de Bizet. Auprès des musiciens les plus exigeants comme du public le plus large, la séduction de Carmen est aujourd’hui encore toute-puissante. Prix de la Reine Fabiola et Prix du Lied au Concours Reine Elisabeth de Belgique en 2000, la cantatrice Marie-Nicole Lemieux, qui fera sur la scène du Théâtre du Capitole une prise de rôle événement avec sa première Carmen, interviewée par Damin Astor, évoque ainsi son personnage.

« D’abord elle a beaucoup d’humour et d’autodérision. On l’oublie trop souvent, aveuglé que l’on est par le cliché (très français, il faut le dire) de la “femme fatale” : lascive, les yeux sombres – bref : perverse. Quand on observe très exactement ce qu’elle dit, ce qu’elle fait, on comprend qu’elle est en réalité un esprit libre. Et surtout, elle est parfaitement consciente du prix de la liberté. Mais son libre arbitre est plus précieux que tout. En son for intérieur, elle ne cesse d’affirmer : “Non, ils ne m’auront pas”. Alors je pourrais bien prétendre que c’est une affinité que je sens avec ce personnage, mais je crois que toutes les femmes ont cela en elles. En particulier les artistes ! Nous autres chanteuses, nous recelons toutes une Carmen en nous, sans quoi nous ne monterions pas sur scène ! […] J’admire infiniment son courage, son jusqu’au-boutisme. »

Le prix de la liberté

Elle est en revanche beaucoup moins tendre pour ses « partenaires », Don José et Escamillo. « Don José doit être un rôle passionnant à interpréter, un peu comme celui de Pinkerton dans Madame Butterfly : ils ont des pages musicales sublimes, mais ce sont les pires salauds, explique-t-elle. Au début, on aurait envie de le considérer comme un bon garçon, qui écoute sa maman et respecte sa fiancée ; et tout d’un coup, le malheureux se retrouverait anéanti par la passion charnelle pour une femme dangereuse… Mais non : il dé couvre simplement une femme libre. »

« Bien sûr, Carmen n’est pas une sainte, mais c’est sa liberté que Don José ne supporte pas, il est obsédé par la possession. Cela concerne tout le monde : nous avons un mal fou à réaliser et à accepter que l’autre ne nous appartient pas. Beaucoup d’hommes ne deviennent jamais adultes, et les femmes en payent le prix… Quant à Escamillo, c’est un mâle alpha ! Ce qui est intéressant, c’est sa rencontre avec Carmen : ils se reconnaissent comme des semblables. Ils ont de l’expérience, de la maturité, ils sont pleinement conscients de ce qu’ils font et des dangers que cela implique. On imagine que leur passion se serait transformée en grande amitié, parce qu’ils sont égaux. »