Hommes et chiffres

Philippe Le Tourneau, la leçon d’une vie

Education. Saliha Sadek décrit son expérience avec Philippe Le Tourneau lors de son parcours universitaire.

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Amphithéâtre
(Crédit : Freepik)

Le cours de « droit des obligations » de Philippe Le Tourneau était pour les étudiants sacré. En deuxième année, seule cette discipline parvenait à nous tirer du lit à 7 heures, pour être à la faculté à 8 heures. Si ce cours était un délice pour nos oreilles, il était, en revanche, un supplice pour nos mains. Philippe Le Tourneau, éminent spécialiste du droit des obligations, avait eu l’intelligence de ne pas publier son cours. Il savait tenir son amphithéâtre. Même les mouches, souvent si effrontées, suspendaient leur vol pour l’écouter deviser sans aucun support au rythme de la conversation. Les mouches pouvaient prendre des notes. Elles étaient d’ailleurs particulièrement avantagées par rapport à nous grâce à leurs six pattes.

J’imaginais tout en écrivant péniblement qu’elles pouvaient se servir de tous leurs membres. Dès qu’une patte marquait des signes de fatigue, une autre patte prenait le relais. J’imaginais surtout qu’elles étaient ambidextres. Se posait naturellement la question de la coordination. Toutefois, pour les rêveurs, ce problème ne se pose généralement pas.

À partir du moment où l’on en vient à concevoir qu’une mouche s’intéresse à l’art de Philippe Le Tourneau, qu’elle est passée à la scolarité pour récupérer l’emploi du temps des deuxièmes années, qu’elle a intégré le calendrier, qu’elle s’est munie de feuilles et d’un stylo adaptés à sa complexion et qu’elle connaît parfaitement les lieux, alors, tout est possible. Si notre professeur parlait à une cadence aussi soutenue, comme si son propos allait de soi pour nous, c’est parce qu’il s’était certainement penché sur le mystère de la mouche qui ne vit que trois semaines pour les mâles et quinze jours pour les femelles. Monsieur Le Tourneau parlait vite pour que son amie la mouche puisse retourner au ciel en ayant une idée assez précise de sa matière.

Cette dictée-discussion à une vitesse soutenue était un acte de générosité à l’égard de nos soeurs les mouches. Et nous étions les victimes collatérales de l’altruisme de notre professeur. Dans l’au-delà, ces mouches érudites bourdonnaient leur savoir et devenaient pour leurs consoeurs les mouches du coche. En une année, Philippe Le Tourneau n’esquissa aucun sourire avec ses lèvres, mais il avait tant de malice dans les yeux. Il enseignait sa discipline comme un art qu’il rendait accessible pour nos esprits.

À la fin de mes études, avant d’embrasser ma carrière ; je suis revenue à la bibliothèque du Patrimoine pour me replonger dans le droit des obligations et je regardais alors ma main droite qui tremblait pensant que Monsieur Le Tourneau allait faire son entrée dans ce bâtiment, témoignage splendide du style Art Déco, et qu’il allait se mettre à dicter. Je rassurais alors ma main par une caresse de sa soeur jumelle. Elle s’apaisait enfin.

Saliha Sadek
Me Saliha Sadek, avocat au Barreau de Toulouse. (Crédit : DR)

Philippe Le Tourneau est animé d’une foi puissante. Il n’était pas difficile de le comprendre. Une foi qui s’illustre par un désintéressement total pour tout ce qui est matériel. Un dialogue infini avec Dieu ; la volonté d’améliorer le commerce des hommes par des règles d’équité inspirée par la foi : « Je vous paierai le jour de la Saint Glinglin, et bien ce sera pour les juges, le jour de la Toussaint. Tu paieras tout de même ». Les professeurs de droit sont des adeptes de la grande gastronomie.

Ils ont une appétence particulière pour le cheveu dans la soupe qui est une nouvelle recette qui consiste à lancer une information inattendue, insolite et non prévue par les grands pédagogues de l’Éducation nationale. Le cheveu dans la soupe est une leçon de vie. Philippe Le Tourneau, lança sa mèche pour le petit-déjeuner qui est, ainsi que nous le tartinent les nutritionnistes, le plus important repas de la journée.

Il nous parla d’amour. Fallait-il encore une fois en référer à l’archéologie de l’enfance ? Était-ce encore un coup de ce satané doudou qui aurait été perdu lors d’une balade en forêt ? En pédopsychiatrie, il faut d’abord identifier l’origine des carences affectives. Cette recherche doit s’inscrire dans un travail au long cours de l’ordre de plusieurs années.

En présence de carences profondes, il ne serait pas juste d’accabler le doudou qui aurait fait le choix d’être adopté par un autre enfant. En présence d’une telle affirmation, il est manifeste que des avis pluridisciplinaires doivent être requis. Une réunion de blouses blanches devait s’organiser dans l’urgence autour du petit Philippe : « sois sans crainte petit, dis-nous tout ». Bien souvent, l’enfant qui ne comprend pas pourquoi il est devenu un objet de recherche deviendra mutique ou fera son intéressant en affirmant pléthore de monstruosités.

Les chercheurs prendront alors des notes et à chaque nouvelle affirmation de l’enfant, les recherches prendront des directions différentes jusqu’à se percuter. La prudence est de mise lorsque l’on écoute un enfant. Si le doudou peut se perdre en balade, l’enfant peut également nous balader. À l’âge de 20 ans que sait-on vraiment de l’amour ? Le système hormonal en ébullition crée un trouble : l’impossibilité de distinguer l’amour de la sexualité. La sexualité sans l’amour est le sexe au sens animal du terme. La sexualité est une composante de l’amour ; elle se conçoit comme une possibilité d’accomplissement de cet amour, mais jamais comme son aboutissement. L’amour implique la pureté des sentiments.


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L’amour est donc la présence, le désir de cette présence et de ces mots et la nécessité impérieuse de se bercer de ces mots. Le professeur parlait sans l’ombre d’une hésitation de l’amour de Dieu. C’est en cela que ses mots m’ont touchée. Philippe Le Tourneau ne concevait pas l’étude comme une répétition ou une récitation, mais comme un travail. Il répétait à l’envi à la fin du dernier cours de la semaine : « travailler encore, travailler toujours, travailler encore et toujours ». Cette phrase résonnait dans l’amphithéâtre tel un séisme.

Elle était une ode à la volonté ; le degré 9 sur l’échelle de Richter. Je me dis que la magnitude de ce slogan est d’une force inouïe puisque je m’en souviens encore trente ans plus tard. Lors de son ultime cours, il ne changea pas pour autant son débit de parole. Bien au contraire, il fut pris par une frénésie du détail et les oreilles de la Cour de Cassation ont dû siffler ce jour-là car il cita une kyrielle d’arrêts en marquant une accélération dans le prononcé des dates et des numéros… Il voulut achever son cours afin que nos connaissances soient complètes.

Il voulait surtout se donner le temps de parler d’Antoine de Saint-Exupéry. Soudain, il parla moins vite. Ce n’était plus le rythme de la discussion, mais celui de la récitation poétique ou de la prière. Nous posâmes nos stylos et les mouches en firent de même. Il nous lut un passage du Petit Prince et disséqua ces mots comme s’il voulait arrêter le cours du temps : « Moi dit le petit prince, si j’avais cinquante- trois minutes à dépenser, je marcherais doucement vers une fontaine ».

Puis, il sourit et quitta l’amphithéâtre. Il avait l’espoir d’avoir suscité une réflexion. Que faire du temps ? Saint- Exupéry utilisa un vocabulaire enfantin pour parler à l’universalité des hommes : les mots d’enfant sont les seuls capables de parler aux coeurs des hommes… Philippe Le Tourneau continue, à plus de 80 ans, de travailler. Au mois de juin dernier, il a publié un dernier ouvrage Contrats du numérique, informatiques et électroniques.