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« L’institution judiciaire est en déshérence »

Justice. Le Barreau de Toulouse vient de lancer une pétition pour réclamer plus de moyens pour la justice familiale. Explications du bâtonnier Pierre Dunac. Son objectif : alerter les citoyens et les élus qui siègent à l’Assemblée nationale.

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Justice - Pétition - Malfonctionnement - Toulouse -
Pierre Dunac, bâtonnier de l’Ordre des avocats de Toulouse. (Crédit : DR).

Le Barreau de Toulouse lance une pétition sur Change.org pour pointer « une dégradation sans précédent du fonctionnement de la justice familiale ». Quelle est tout d’abord l’importance de ce contentieux ?

Il représente un peu plus de 50 % des affaires civiles, c’est donc un contentieux très important. Sur le plan national, on dénombre de l’ordre de 250 000 dossiers de divorce et hors divorce.

Le Barreau indique, dans cette pétition, qu’« il est tout simplement impossible d’obtenir une audience pour divorce, faire fixer une résidence ou un droit d’accueil pour ses enfants ou une pension alimentaire. » Quelles sont les raisons de cette « situation de blocage » ?

Nos gouvernants ne s’intéressent plus à la justice depuis plus de 30 ans. Depuis lors, on parle de sécurité et pas de l’institution judiciaire à laquelle on ne consacre pas de moyens. Ce sont 30 ans de retard associés à une démographique croissante. Notre tribunal est sous-dimensionné en termes de moyens matériels certes, mais essentiellement humains.

Combien de magistrats sont en charge de ce contentieux à Toulouse ?

Nous aurions besoin de 12 à 14 juges, là où nous en avons trois opérationnels, quatre ou cinq dans le meilleur des cas. Depuis un certain nombre d’années, les retards s’accumulent, il suffit d’un arrêt maladie pour que les délais deviennent complètement intolérables.


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Vous indiquez que le délai pour obtenir une requête hors divorce est d’un an, une assignation hors divorce, huit mois, une audience sur les mesures provisoires en cas de divorce, sept mois, etc. Dans quelle proportion ces délais ont-ils évolué ?

Ces délais sont encore un peu plus importants aujourd’hui. Ils ne cessent de s’aggraver. En l’espace d’une dizaine d’années, ils ont été multipliés par quatre.

Avec quelles conséquences pour le justiciable ?

Il faut imaginer des personnes auxquelles vous devez expliquer, alors même qu’elles veulent divorcer et se disputent – le contentieux familial, c’est en effet beaucoup d’affectif, des moments de tension –, que la procédure qu’elles entendent mettre en œuvre n’aura une issue que d’ici un an et demi. Ce sont des situations intenables car c’est autant de temps durant lequel ces personnes sont obligées de se supporter, alors que leur litige n’est pas apaisé, avec parfois des situations qui dégénèrent. Alors que le gouvernement a fait de la lutte contre les violences intrafamiliales une priorité nationale, rien de mieux que ces situations, maintenues en l’état parce que la justice n’est pas à même de les résoudre, pour alimenter le terreau de la violence conjugale et intrafamiliale. Ce qui est particulièrement grave, c’est le sort non réglé des enfants dans des situations de conflit, dès lors que le juge n’intervient qu’au bout de huit mois. Ce sont huit mois désastreux pour les enfants qui se trouvent au milieu des disputes parentales.

À qui allez-vous adresser cette pétition ? Aux chefs de cour, au ministère ?

Les chefs de cour et les magistrats sont parfaitement informés de la situation dont ils sont, au fond, les victimes au même titre que les avocats. Les magistrats et les fonctionnaires de justice ont depuis des années, fait toujours plus avec toujours moins. Ils sont particulièrement consciencieux et ont le souci de bien faire leur métier. Cette pétition a pour vocation d’alerter le citoyen sur la situation de la justice à Toulouse et nos politiques locaux, les députés qui viennent d’être élus, ceux-là mêmes qui votent les lois et font que, depuis des années, le budget de la justice est abandonné. La justice mérite un budget autonome. D’ailleurs pour qu’elle soit indépendante, il conviendrait qu’elle ne soit pas soumise aux affres politiciennes de l’exécutif.

Bâtonnier Pierre Dunac : « La justice est un pilier essentiel de la démocratie.
L’abandonner ainsi, c’est gravissime. »

Pourtant le budget de la justice a augmenté ces dernières années. Le ministère s’en est assez vanté…

Le ministère n’a pas tort de dire que le budget a augmenté de 8%. Le seul problème, c’est qu’au sein de la justice il n’y a pas seulement l’institution judiciaire, il y a aussi l’administration pénitentiaire. Or, conférer à l’administration pénitentiaire la majeure partie de cette augmentation n’arrange en rien la situation de l’institution judiciaire qui reste dans un état pitoyable. C’est l’administration pénitentiaire, autrement dit les prisons, qui a bénéficié de plus de moyens, et ce parce qu’on construit quelques places de prisons supplémentaires, qu’on a embauché un certain nombre d’agents pénitentiaires et parce que les prisons nécessitent un effort d’entretien. La France, sur ce point, a été condamnée à plusieurs reprises. Les tribunaux, eux, n’ont rien vu de cette prétendue augmentation.

Avez-vous chiffré l’ampleur des moyens nécessaires pour que la justice familiale retrouve une situation décente ?

Les magistrats, à l’échelle nationale, ont publié en novembre dernier une tribune pour pointer du doigt leurs conditions de travail devenues déplorables et le fait que l’institution judiciaire n’est plus à même de mener ses missions dans des conditions normales. Selon les chiffres avancés à cette occasion, à Toulouse, nous avons 70 magistrats là où il en faudrait 120. Il faudrait également doubler le nombre de fonctionnaires de greffe pour que la justice fonctionne dans des conditions normales et qu’elle joue son rôle de régulateur pacifique des conflits.

Dans votre démarche, êtes-vous soutenus par les instances nationales de la profession ?

Le Conseil national des Barreaux et la Conférence des bâtonniers ont une pleine conscience de cette situation, puisqu’en réalité toutes les grosses juridictions sont dans le même état de fait. Nos institutions nationales mènent aussi depuis fort longtemps des actions d’alerte auprès du ministère. Tout le monde s’agite depuis un certain temps mis à part l’Assemblée nationale et ceux qui nous gouvernent qui depuis quelques mois se targuent d’une augmentation de budget dont on dit qu’elle est historique. Et c’est vrai qu’elle est historique, puisque depuis 30 ans, nul ne s’est préoccupé de la justice. Mais en même temps, elle est dérisoire.

Vous avez bon espoir que les choses changent ?

Je suis dubitatif. Je veux simplement que l’on ne puisse pas dire que nous n’avons pas pris nos responsabilités, que nous n’avons pas alerté. Ensuite nous ne sommes pas décideurs. Les décideurs, justement, ne pourront pas dire qu’ils n’ont pas été prévenus.

Quelles sont vos craintes, si rien ne change ?

Je pense que dans un État de droit, lorsque l’institution judiciaire n’est plus à même de réguler les conflits, cette régulation n’est plus pacifique. Elle passe par d’autres méthodes. Lorsque vous ne pouvez pas avoir accès à un juge, dans un délai à peu près raisonnable, vous réglez votre conflit différemment. Or, la justice est un pilier essentiel de la démocratie. L’abandonner ainsi, c’est gravissime. C’est probablement faire la place à des pouvoirs qui auront un peu moins de respect de l’humain.