Justice : à quelles conditions peut-on utiliser une preuve obtenue de façon déloyale ?
Jurisprudence. En matière civile, la Cour de cassation admet dorénavant sous strictes conditions la validité d’une preuve obtenue de manière déloyale. C’est ce qui ressort de deux arrêts, rendus en assemblée plénière, le 22 décembre 2023.
S’alignant sur la jurisprudence européenne, la Cour de cassation vient d’opérer un revirement de sa jurisprudence. Elle reconnaît désormais qu’en matière civile, le juge puisse tenir compte d’éléments de preuve obtenus de manière déloyale. Elle rappelle aussi les conditions strictes à respecter, en l’espèce en matière sociale.
Jusqu’à présent, la Cour de cassation estimait que le juge civil ne pouvait pas tenir compte d’une preuve obtenue de manière déloyale, c’est-à-dire recueillie à l’insu d’une personne au moyen d’une manœuvre ou d’un stratagème (Cass. ass. plénière, 7 janvier 2011, n° 09-14.316 et 09-14.667). La Cour européenne des droits de l’homme a une position différente. Elle admet que le juge puisse apprécier la validité d’une preuve déloyale au regard des différents droits et intérêts en présence.
En matière pénale, aucune disposition légale n’impose au juge d’écarter les moyens de preuve produits par des particuliers au seul motif qu’ils auraient été obtenus de façon illicite ou déloyale (Cass. ch. crim. 11 juin 2002, n° 01-85.559).
La preuve déloyale retenue lorsqu’elle est indispensable
Deux arrêts de la Cour de cassation rendus en assemblée plénière le 22 décembre dernier illustrent sa nouvelle position en matière de licenciement. Dans une première affaire (Cass. assemblée plénière 22 décembre 2023 n° 20-20.648), un salarié responsable commercial d’une entreprise d’entretien et de réparation de couvertures avait été licencié pour faute grave après avoir refusé de fournir à son employeur le suivi de son activité commerciale. L’employeur en apportait pour preuve des enregistrements audios clandestins des entretiens préalables au licenciement. La cour d’appel les avait jugés irrecevables et avait conclu au caractère injustifié du licenciement.
Devant la Cour de cassation, l’employeur avait soutenu « que l’enregistrement audio, même obtenu à l’insu d’un salarié, est recevable et peut être produit et utilisé en justice dès lors qu’il ne porte pas atteinte aux droits du salarié, qu’il est indispensable au droit à la preuve et à la protection des intérêts de l’employeur et qu’il a pu être discuté dans le cadre d’un procès équitable ».
La Cour de cassation suit l’argument et juge que l’illicéité ou la déloyauté d’une preuve ne doit pas nécessairement conduire à l’écarter. Il s’agit de ne pas priver une des parties de la possibilité de faire la preuve de ses droits lorsque la seule preuve obtenue a porté atteinte aux droits de la partie adverse.
La Cour de cassation pose cependant des conditions exigeantes. Le juge doit mettre en balance le droit à la preuve et les droits de la partie adverse. La production de la preuve déloyale doit être indispensable et l’atteinte aux droits doit être strictement proportionnée au but poursuivi. Le juge doit ainsi procéder à un contrôle de proportionnalité sans avoir à rejeter systématiquement les preuves obtenues de manière déloyale.
Précisons qu’en matière sociale, la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation est plus exigeante. Le contrôle de l’employeur doit être légitime et le recours à des méthodes déloyales doit être justifié par des raisons concrètes. Le juge doit rechercher si d’autres moyens portant moins atteinte au respect de la vie privée du salarié n’auraient pas permis d’obtenir la preuve. En l’espèce portée devant l’assemblée plénière, l’employeur aurait pu, par exemple, adresser une mise en demeure au salarié de fournir ses rapports d’activité.
La preuve déloyale écartée si elle porte atteinte à la vie privée
Dans une seconde affaire (Cass. assemblée plénière 22 décembre 2023 n° 21-11.330), la Cour de cassation tempère la position et rappelle ses limites. Une preuve déloyale ne peut pas être invoquée lorsqu’elle porte sur des éléments de la vie privée du salarié. En l’espèce, un salarié avait eu une conversation sur son compte Facebook avec un collègue dans laquelle il sous-entendait que la promotion de l’intérimaire destiné à le remplacer était liée à son orientation sexuelle et à celle de son supérieur.
L’intérimaire avait eu accès à cette conversation et l’avait transmise à l’employeur, lequel avait décidé le licenciement du salarié pour faute grave. La Cour de cassation rejette la possibilité d’invoquer cette preuve en rappelant qu’un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut justifier un licenciement disciplinaire, à moins qu’il constitue un manquement à une obligation découlant du contrat de travail.
Or, « une conversation privée qui n’était pas destinée à être rendue publique ne peut pas constituer un manquement du salarié aux obligations découlant du contrat de travail ». Selon la Cour de cassation, les juges n’avaient même pas à s’interroger sur la validité de la preuve provenant du compte privé sur Facebook.
Le licenciement ne peut donc pas être justifié, un fait de la vie personnelle ne pouvant pas constituer une faute du salarié dans la relation de travail. Il ne pourrait en être ainsi que si le fait se rattache à la vie professionnelle ou cause un trouble objectif au bon comportement de l’entreprise, ce qui n’a pas été retenu en l’espèce.