La zone euro résistera-t-elle au dérèglement climatique ?
Environnement. Sans forcément l’avoir souhaité, les banques centrales ont été placées au premier plan de la lutte contre le changement climatique.
Des appels sont régulièrement lancés pour qu’elles l’intègrent parmi leurs objectifs officiels, ce qui les conduirait à exclure certains actifs de leurs opérations d’achats afin de favoriser les industries et activités économiques les « plus vertes ». Autrement dit, il est maintenant demandé aux banques centrales d’agir en leader, et non en suiveur. La Banque centrale européenne n’y semble pas insensible et a adopté un plan d’action climatique à la suite de la conclusion de son examen de la stratégie de politique monétaire publié en 2021.
Au quotidien, le changement climatique confrontera aussi les banques centrales à différents types de chocs. Ceux-ci auront notamment des implications significatives en termes de stabilité des prix. Or, y veiller est une des principales missions des gouverneurs. Du côté de l’offre, des événements climatiques tels que les sécheresses augmentent la volatilité des prix alimentaires ; du côté de la demande, des températures élevées peuvent réduire la demande des ménages dans le secteur du commerce de détail, ce qui peut faire baisser les prix. Les températures extrêmes peuvent donc être autant inflationnistes que déflationnistes.
Savoir ce qui prime entre un choc d’offre et un choc de demande est primordial pour définir la politique monétaire adéquate. L’arbitrage entre croissance et stabilité des prix, auquel la Banque centrale se confronte régulièrement lorsqu’elle fixe les taux d’intérêt directeurs, paraît notamment plus délicat dans le premier cas.
Et cela l’est davantage encore dans les unions monétaires : les chocs ne frappent pas nécessairement tous ses membres de la même manière, pouvant créer de façon simultanée des pressions à la hausse et à la baisse sur les prix, alors que c’est la même politique qui s’applique à tous.
La BCE calque sa politique sur ce qui est mesuré en moyenne parmi ses membres. Plus un membre en particulier est éloigné de cette moyenne et plus il a de chance de se voir imposer une politique mal calibrée pour sa situation. Le changement climatique donnera une nouvelle tournure à cette question récurrente, car ses conséquences macroéconomiques ne seront pas réparties de manière homogène au sein de l’union monétaire. Dès aujourd’hui, d’ailleurs des anomalies de température hétérogènes caractérisent les pays de la zone euro. Dans une recherche récente, nous avons donc abordé la question de la soutenabilité de la zone euro face aux conséquences sur les prix du changement climatique.
Plus de « stress monétaire »
Notons tout d’abord que les anomalies de température, au coeur de notre étude, semblent être une conséquence du changement climatique que l’on peut considérer comme une des plus uniformes dans son application, si l’on compare par exemple aux catastrophes naturelles qui sont bien plus localisées. En conséquence, nos résultats peuvent être considérés comme un scénario de référence, sous-estimant certainement la réalité future. Ce seul paramètre, pourtant, est susceptible d’augmenter significativement ce que l’on appelle le « stress monétaire », c’est-à-dire la divergence entre le taux d’intérêt requis pour qu’un pays membre atteigne son objectif de stabilité des prix et celui requis pour ses partenaires membres de la zone.
En d’autres termes, les anomalies de température ayant des effets différents sur l’inflation et la croissance des pays membres de la zone euro, elles modifient l’arbitrage coûts-avantages d’appartenir à l’union monétaire. Pour mesurer le stress monétaire induit par les anomalies de température dans la zone euro, nous avons d’abord évalué comment les objectifs macroéconomiques de la Banque centrale européenne (BCE) – c’est-à-dire la stabilité des prix et la croissance économique – sont affectés par les anomalies de température.
Nous avons ensuite combiné ce premier indicateur avec des projections climatiques tirées du sixième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Cela permet de déduire les changements qui seront induits par les projections d’anomalies de température sur l’inflation et le PIB par habitant pour la période 2025-2100. L’exercice nécessite cependant des hypothèses solides sur la persistance des réponses des variables macroéconomiques à la température. Est-ce que ce que l’on mesure dans la première étape, à savoir de combien de points de pourcentage varient les prix et la croissance lorsque l’on observe une anomalie de température de X %, est un coefficient qui reste fixe lorsque les anomalies s’accroissent ? La relation est-elle simplement proportionnelle, exponentielle ou autre encore ?
L’Euro en péril ?
Nous avons en parallèle effectué cette mesure pays par pays pour analyser in fine l’écart entre la politique monétaire moyenne requise par les pays de la zone euro dans leur ensemble et la politique monétaire spécifique requise par chacun des pays membres. Nos résultats montrent qu’il existe des différences significatives entre les pays de la zone euro dans la manière dont les variables macroéconomiques répondent aux anomalies de température, d’où des divergences significatives dans les changements induits par les projections d’anomalies de température sur l’inflation et le PIB par habitant pour la période 2025-2100 au sein de l’union monétaire.
Cela pourrait s’expliquer par la taille et la composition différentes des économies composant la zone euro, ainsi que par des degrés divers de résilience des institutions et des infrastructures physiques de chaque pays. En conséquence, l’ampleur accommodative de la politique monétaire requise pour faire face à ces chocs induits par les projections d’anomalies de température diffère entre les pays de la zone euro. En outre, ces écarts dans les taux contrefactuels induits par la variation des projections d’anomalies de température donnent lieu à un stress monétaire qui s’aggrave avec le temps.
L’utilisation des scénarios les plus pessimistes du GIEC renforce encore le problème que nous mettons en évidence. Globalement donc, l’existence d’un stress monétaire résultant de la variation des anomalies de température induites par le changement climatique constitue un défi pour la durabilité de l’union monétaire européenne, et pose un problème pour la BCE, qui ne dispose que d’une politique monétaire unique pour faire face à des situations économiques de plus en plus différenciées entre les membres de la zone. Les politiques monétaires requises pour faire face à la situation spécifique de chaque pays sont donc de plus en plus difficiles à définir.
La BCE risque alors d’avoir de plus en plus de mal à remplir son objectif initial de stabilité des prix, ce qui exacerbera les disparités de bienêtre au sein de la zone euro et, en fin de compte, alimentera le sentiment anti-UE. Le changement climatique met donc aussi en danger l’euro, ce qui renforce l’urgence d’agir pour la transition vers une économie décarbonée.
Article paru le 25janvier 2024 sur le site www.theconversation.com